Le préjudice écologique

Professeur Abdelkhaleq Berramdane
Directeur du GERCIE (EA 2110)
Université de Tours

• Une proposition de loi n° 546 rectifiée bis (2011-2012) est déposée sur le bureau du Sénat par M. Bruno Retailleau et plusieurs de ses collègues (UMP), le 23 mai 2012,visant à inscrire la notion de préjudice écologique dans le code civil.

• Cette proposition amendée, est adoptée en première lecture par le sénat, le 16 mai 2013.

• Cinq amendement ont été introduits par les sénateurs à cette proposition du rapporteur de la proposition le sénateur Alain Anziani (Rapport n°519, S, 17 avril 2013) :

1) L’intitulé de la proposition est modifié, ainsi que celui du titre IV ter à introduire dans le code civil.
2) le régime de responsabilité pour faute devient un régime de responsabilité sans faute.
3) L’introduction d’un régime de prévention des risques écologiques.

• Cette proposition adoptée à l’unanimité par le Sénat sera discutée par l’AN.

• Elle part du constat de l’insuffisance des instruments juridiques actuels pour réparer le préjudice écologique pur.

• Il faut dire que la catastrophe environnementale du naufrage de l’Erika, en décembre 1999 qui a souillé plus de 400 KM des côtes françaises fut à l’origine de cette prise de conscience des insuffisances en la matière.

• Cette proposition vise à intégrer dans le code civil, à la suite de l’actuel titre IV bis « De la responsabilité du fait des produits défectueux » qui fait lui même suite au titre IV qui traite des quasi-contrats (articles 1371 à 1381), des délits et quasi-délits(articles 1382 à 1386), un titre IV ter « De la responsabilité du fait des atteintes à l’environnement »

• Elle poursuit deux objectifs : 1) autonomiser le préjudice (dommage) écologique dans le code civil ; 2) préciser la nature de la réparation.

I. L’AUTONOMISATION DU PREJUDICE ECOLOGIQUE

1. Quels fondements à l’autonomisation du préjudice écologique ?

La proposition fait référence aux bases constitutionnelles et législatives

Base constitutionnelle

• La consécration du préjudice écologique autonome dans le code civil a pour fondement, depuis 2004, la Charte de l’environnement qui depuis 2004 est intégrée dans le bloc de constitutionnalité.

• En outre, le Conseil constitutionnel dans sa Décision n° 2011-116 QPC du 8 avril 2011 :

il a interprété les articles 1er et 2 de la Charte de l’environnement de 2004, qui disposent que « chacun a le droit de vivre dans un environnement équilibré et respectueux de la santé » et que « toute personne a le devoir de prendre part à la préservation et à l’amélioration de l’environnement », comme imposant à toute personne, « une obligation de vigilance à l’égard des atteintes à l’environnement qui pourraient résulter de son activité ».

Et, il a conclu « qu’il est loisible au législateur de définir les conditions dans les quelles une action en responsabilité peut être engagée sur le fondement de la violation de cette obligation ».

Base législative

• Qui plus est, depuis la révision constitutionnelle de 2005, l’article 34 de la Constitution dispose que « la loi détermine les principes fondamentaux […] de la préservation de l’environnement ».

2. Pourquoi autonomisation du préjudice (dommage) écologique ?

En fait, ni le droit de la responsabilité civile, ni celui de la responsabilité administrative actuels ne sont adaptés à la réparation des dommages à l’environnement « pur ».

Inadaptation de la responsabilité civile pour réparer le dommage écologique

• Les atteintes à l’environnement entrainent deux types de dommages : les dommages causés aux personnes et les dommages causés à l’environnement.

• Du fait de conception personnelle de la responsabilité civile (dommage pour autrui), celle-ci n’a vocation de connaître que les dommages causés à la personne et non à l’environnement qui n’est pas une PERSONNE physique ou morale.

1) Les dommages causées à la personne du fait des atteintes à l’environnement

• Ces dommages sont réparés sur la base de plusieurs fondements :

-Responsabilité pour faute sur le fondement des articles 1382 à 1384 du code civil

-Responsabilité sans faute sur le fondement du premier alinéa de l’article 1384 du code civil, tel interprété par la jurisprudence qui dispose que l’on est responsable du « fait des personnes dont on doit répondre, ou des choses que l’on a sous sa garde».

-Responsabilité sans faute sur la base de la théorie des troubles anormaux du voisinage, telle interprétée par la jurisprudence. Cette construction prétorienne a permis d’indemniser la pollution des eaux, du sol, les rejets toxiques, etc.

• Le préjudice réparable est conçu de façon large par la jurisprudence puisqu’elle permet d’indemniser même le préjudice futur, certain sur la base de la théorie du risque.

2) La reconnaissance progressive par la jurisprudence du préjudice écologique autonome

• Il était très difficile de reconnaître un intérêt à agir pour l’ENVIRONNEMENT (recevabilité) et un préjudiciel personnel (fond) pour la Nature.

• Dans un premier temps, la jurisprudence, consolidée par la législation, va reconnaître alors un intérêt à agir au profit des associations de défense de l’environnement « au nom d’intérêts collectifs, dès lors que ceux-ci entrent dans (leur) objet social » Cour de cassation, chambre criminelle, 12 septembre 2006 (n° 05-86958). Il s’agit d’intérêts collectifs moraux.

• Puis dans deuxième temps la jurisprudence va reconnaître le préjudice écologique autonome réparable.

Dans l’affaire Erika du 25 septembre 2012, la Cour de cassation a considéré que « la cour d’appel a, sans insuffisance ni contradiction, répondu aux chefs péremptoires des conclusions dont elle était saisie et a ainsi justifié l’allocation des indemnités propres à réparer le préjudice écologique, consistant en l’atteinte directe ou indirecte portée à l’environnement et découlant de l’infraction » ( Cour de cassation, chambre criminelle, 25 septembre 2012 (n° 10-82.938).

Inadéquation de la responsabilité administrative à la réparation du préjudice écologique

• La loi du 1er août 2008 relative à la responsabilité environnementale transposant la directive la directive n° 2004/35/CE du 21 avril 2004 DRE , a introduit les articles L. 160-1 à L. 165-2 dans le code de l’environnement.

• En fait il ne s’agit pas vraiment de responsabilité administrative. Elle crée un régime de police administrative permettant la réparation de certaines atteintes à l’environnement. Cette loi est inadapté à son objet car son champ d’application est très limité.

1) Elle ne régit pas la relation victime – responsable, mais la relation Préfet – exploitant. La mise en cause de la responsabilité des atteintes à l’environnement appartient à l’Etat.

2) Seuls les dommages causés à l’environnement sont pris en compte. Les dommages causés à la personne sont exclus.

3) Seuls les dommages d’une certaines gravité (très important) concernant certaines installations classées limitativement énumérées sont pris en compte.

• Le régime de responsabilité est diversifié : responsabilité sans faute pour les activités considérées comme dangereuses et responsabilité pour faute pour les atteintes à l’habitat et aux espèces.

• Les deux responsabilités, civile et administrative s’appliquent et peuvent dès lors entrer en concurrence.

3. Quelle définition à la notion de préjudice écologique ?

• L’arrêt de la Cour de cassation Erika de 2012 arrêt reconnaît la notion de « préjudice écologique » et lui donne une définition assez large : « toute atteinte directe ou indirecte portée à l’environnement »

• Cette définition s’inspire largement des définitions existantes du préjudice écologique au niveau international et au niveau de l’Union :

La convention de Lugano de 1993 sur la responsabilité civile des dommages résultant d’activités dangereuses pour l’environnement définit le dommage à l’environnement comme « toute perte ou dommage résultant de l’altération de l’environnement » (article 2-8).

Selon la directive du 21 avril 2004, le dommage à l’environnement est « une modification négative mesurable d’une ressource naturelle », ou « une détérioration mesurable d’un service lié à des ressources naturelles »

• C’est cette jurisprudence de la Cour de cassation que la proposition entend consolider législativement.

• Mais curieusement, les auteurs de la proposition ne donnent aucune définition à cette notion de « préjudice écologique ». Ils se contentent de consacrer son caractère réparable.

4. Quel régime juridique de responsabilité applicable au préjudice écologique ?

Responsabilité sans faute

• La proposition fait le choix d’une responsabilité sans faute, alors que sa version initiale faisait référence à la responsabilité pour faute.

• Le choix s’explique :

1) Car le choix d’un régime de responsabilité pour faute « emporterait l’éviction des autres régimes de responsabilité actuellement applicables » fondés sur la responsabilité objective.

2) Le régime de responsabilité sans faute serait plus cohérent avec la tendance jurisprudentielle applicable aux activités à risque dont les risques d’atteinte à l’environnement.
3) Le régime de responsabilité sans faute serait également en cohérence avec le principe pollueur-payeur

Dommage réparable

• Conception large prévue par la proposition : « toute personne qui cause un dommage à l’environnement est tenue de réparer ».

• Donc, tout dommage. Nul besoin d’une certaine gravité, comme le proposait le rapport Jégouzo. Le rapport Jégouzo du 17 septembre 2013 propose une définition du préjudice écologique, comme suit :

« toute atteinte anormale » « aux éléments et aux fonctions des écosystèmes ainsi qu’aux bénéfices collectifs tirés par l’homme de l’environnement ». Elle semble aussi large que les précédentes mais en plus exige un certain seuil de gravité.

• Il s’agit d’un dommage réel et certain et même futur, prévisible

II. LA NATURE DE LA REPARATION

La proposition législative prévoit une réparation-sanction et une réparation- prévention

1. La réparation-sanction

La proposition législative introduit deux types de réparation : une réparation prioritaire en nature et une réparation secondaire ; la compensation financière.

Une réparation en nature prioritaire

• Le droit commun de la responsabilité offre le choix entre la réparation en nature et la réparation financière.

• La proposition fait le choix de la réparation par priorité en nature. « Compte tenu de la nature du préjudice écologique et du but poursuivi, il est indispensable de s’écarter de ces solutions et de poser le principe de la priorité à la réparation en nature, dérogeant ainsi au droit commun de la responsabilité civile » (Rapport Jégouzo).

Une réparation pécuniaire en cas « d’impossibilité » d’une réparation en nature

• Elle se traduit par une « compensation financière versée à l’Etat ou à un organisme désigné par lui et affecté (…) à la protection de l’environnement ». C’est là un amendement à la proposition législative initiale qui prévoyait une réparation seulement en nature.

• Ces types de réparation rappelle ceux prévus par la directive DRE de 2004 :

réparation primaire : rétablir en état la nature

réparation secondaire : fourniture d’un niveau de ressources équivalents

réparation compensatoire : compensation des pertes de ressources.

2. La réparation-prévention

• C’est là un amendement à la proposition législative initiale :

« Les dépenses exposées pour prévenir la réalisation imminente d’un dommage, en éviter l’aggravation ou en réduire les conséquences peuvent donner lieu au versement de dommages et intérêts, dès lors qu’elles ont été utilement engagées. »

• La prévention du dommage revêt une importance particulière en matière environnementale, car les atteintes à l’environnement ont souvent des conséquences irréversibles. le droit de la responsabilité civile n’exclut nullement le caractère réparable de dommages « imminent et certain nécessitant la réalisation de travaux propres à éviter sa réalisation ».

• La réalisation de tels travaux, s’ils sont « utilement engagés » donnent lieu à un droit à réparation sous forme de dommages et intérêts.