Une des tâches qui nous incombent, comme universitaires, est de définir ou de redéfinir les termes que nous utilisons dans nos recherches et nos enseignements, préciser les concepts qui sont employés dans la vie publique, et clarifier certaines démarches intellectuelles en relation avec les actions citoyennes. Ces actions sont celles de la construction de la Cité, une Cité qu’on veut juste et équilibrée. Ces actions sont les actions politiques, celles de la construction de la πολις, celles d’un monde harmonieux, celle du “Buen Vivir”, celle d’une qualité de vie toujours plus grande pour l’être humain, tous les êtres humains, ainsi que pour tout ce qui vit sur la planète.
Deux concepts nous semblent devoir être redéfinis et mis en relation l’un avec l’autre. Il s’agit des termes écologie et économie. Tous deux portent le même préfixe: éco. Il s’agit de l’οικος, la maison, le foyer, l’endroit de vie qui devrait être un espace de convivialité. L’écologie est la science de la Totalité, le λογος, le discours sur l’harmonie du monde. Elle tente d’appréhender les phénomènes dans leur ensemble afin d’obtenir une vision totalisatrice du monde. La science a fragmenté de plus en plus la connaissance du monde en disciplines et sous-disciplines scientifiques. Cette fragmentation peut être utile pour avancer dans la connaissance, mais il faut toujours revenir à la Totalité. Il est indispensable d’aller de l’ensemble au particulier, d’analyser les phénomènes dans leur moindres détails, puis de revenir à l’ensemble afin de ne jamais perdre la cosmovision nécessaire pour savoir comment préserver la Vie. Quant à l’économie, il s’agit de la gestion de l’οικος, il s’agit du νομος, de l’étude et la pratique de la gestion des richesses que la nature nous procure. Nous nous trouvons dès lors près du Droit, lequel est l’ensemble des règles qui gouvernent les rapports des membres d’une même société, mais qui s’occupe ou se préoccupe aussi des rapports de cette même société avec le reste de la nature qui l’enveloppe et dont celle-ci fait partie.
Ainsi donc, on peut dessiner un triangle “écologie-économie-droit”. Chaque élément de ce triangle se trouve en relation avec les deux autres. Cette relation triangulaire nous permet d’acquérir une vision d’ensemble de ce que -tant pour la théorie que pour la praxis- l’être humain a besoin pour participer à la gestion du monde. Elle pourrait faire en sorte que l’humanité se rende compte des équilibres qu’elle protège ou des déséquilibres qu’elle provoque. Le Droit ferait en sorte que les être humains se donnent à eux-mêmes l’ordre d’économiser les ressources que leur offre la nature. Le Droit est plus ample que le seul νομος de l’οικος, il est plus ample que les normes de l’économie. Il va au-delà de l’organisation de la production, la distribution et la consommation des biens et des services. S’il s’empreint d’écologie, grâce à une vision holistique du monde, il peut assumer une éthique qui vise l’équilibre de l’être humain au sein de la nature (et non au-dessus d’elle), puis maintenir l’harmonie au sein de la société: une égalité des chances et un partage équitable des ressources.
Pour parvenir à une vision holistique du monde, il est donc nécessaire d’articuler ensemble toutes les disciplines scientifiques et toutes les pratiques sociales. On peut ainsi se rendre compte si nos démarches théoriques et pratiques vont dans le bon sens, celui d’une harmonie universelle. Il faut à tous moments conserver la vision du Tout. En médecine, il y a des gastroentérologues, des ondontologues, des gynécologues et des urologues, des hépatologues, des spécialistes de la main, du genou et du cerveau, des ophtalmologues et même des rétinologues. Il a des spécialistes pour chaque partie du corps. Il y a aussi des psychologues et des psychiatres. Cependant, l’être humain est une Totalité. La science peut le fractionner pour le connaître mieux et la technologie se spécialiser. Cependant, l’être humain est un Tout et il ne faut jamais perdre de vue ce Tout. Lorsqu’une partie du Tout est malade, c’est le Tout qui souffre. La bonne santé est l’équilibre de l’ensemble des parties du Tout.
Il se passe la même chose pour l’être collectif, quelle que soit sa dimension. Si une partie de cet être est blessée, c’est l’ensemble qui souffre. C’est aussi vrai pour l’Humanité comme pour le Monde entier. Si l’être humain blesse la nature, il se blesse en même temps. Lutter pour la nature, c’est défendre l’existence de l’Humanité qui en fait partie. Il faut toujours revenir à la Totalité, sinon on perd la vision globale et on risque fort de se tromper, on fausse l’entendement de l’être, de l’existence même, celle du Monde et même de l’Univers. La méconnaissance du Tout conduit à sa destruction. L’écologie permet d’appréhender la Totalité. Lorsqu’on possède cette connaissance, il est posible d’analyser les parties. Mais il faut toujours revenir au Tout qui change perpétuellement.
L’écologie est une science totalisatrice. C’est également une action globalisatrice destinée à préserver les équilibres du Tout et dans le Tout. La vision écologique du monde dénonce toute forme d’universalisme abstrait pour justifier l’ordre établi (ou le désordre accepté ou provoqué). Elle appréhende le concret d’une nature souvent malmenée, exploitée, pillée, le concret des manques et des souffrances des êtres humains qui s’exploitent entre eux et empêchent une réalisation d’eux-mêmes. Car le maître souffrira autant que celui qu’il a exploité. Il souffre déjà. Il souffre bien sûr d’une manière différente, mais il souffre, ne fût ce que par la peur d’une vengeance de l’esclave. Et lorsqu’il détruit la nature, il accumule des richesses, mais ne se rend pas compte que la nature, elle aussi, peut s’affoler et devenir destructrice. On observe actuellement un dramatique changement du climat, le réchauffement de la Terre, la fonte des glaces des deux calottes polaires et de, la multiplication des cataclysmes (séchesses ou inondations), la destruction progressive de la couche d’ozone dans l’atmosphère terrestre, la disparition de milliers d’espèces de la planète, une perte donc de biodiversité, l’empoisonnement de la “bio-sphère”, la sphère de la vie (βιος). Ce sont là des symptômes inquiétants.
On ne peut donc mettre l’écologie en marge, comme une science dont s’occuperaient certains spécialistes ou le champ d’action de groupuscules plus ou moins bien formés qui s’organisent parfois comme partis politiques presque toujours minoritaires et souvent prêts à faire des alliances opportunistes au sein d’un système qu’ils ne questionnent donc pas vraiment. Il faut créer un véritable Droit de la Vie.
Malgré les efforts pour mettre en place des organismes internationaux qui prétendent être les arbitres des conflits dans le monde, comme la Société des Nations et plus tard l’Organisation des Nations Unies, l’humanité continue à marcher à vau-l’eau et la globalization n’est qu’une organisation économiciste de la planète dictée par une pensée qui se veut unique. Cette globalization est tout sauf écologique. Elle ne fait qu’inciter à épuiser de plus en plus les ressources de la Terre. Quant à ce que certains présentent comme la “communauté internationale”, elle se résume à une partie des pays, ceux qui se croient permis de parler au nom de l’humanité, mais qui défendent certains intérêts économiques bien précis et non les équilibres écologiques. Ce n’est donc pas de cela qu’il s’agit. Ce qu’il faut, c’est créer un Droit de la Vie qui soit adopté par le plus grand nombre posible de communautés humaines.
Ce sont les Peuples plus que les pays qui devraient se donner ce Droit et, dans ce Droit (sans jeu de mots), il faudrait préciser surtout les Devoirs. Il est important que les Peuples expriment eux-mêmes ce qu’ils considèrent vital pour maintenir ou refaire les équilibres de monde. L’Organisation des Nations Unies (ONU) fut constituée après une guerre au cours de laquelle les principes de morale avaient été délibérament violés. Sa charte constitutive précisa les règles qui devraient présider aux relations sociales et internationales, et souligna l’égalité ethnique à laquelle il avait été porté particulièrement atteinte. La Déclaration Internationale des Droits de l’Homme fut adoptée par l’Assemblée de l’ONU à Paris le 10 décembre 1948. Quarante-huit Etats votèrent favorablement tandis que huit s’abstinrent. Il ne s’agit donc pas d’un accord universel, malgré le fait que la Charte soulignait son caractère universel. Entre autres droits, elle proclamait pour tous les hommes le droit à l’éducation et à la culture, “compléments indispensables à l’exercice des droits politiques”. Parmi ces derniers, elle insistasit sur le droit de vote qui devait se concrétiser dans le cadre de démocraties représentatives. Plus ou moins soixante ans après cette déclaration, on sait fort bien que ces droits sont souvent baffoués et que, lorsqu’ils sont respectés, la démocratie représentative n’est pas l’expression d’une réelle participation des citoyens dans l’organisation de la πολις, de la Cité des hommes.
La Déclaration de 1948 était une œuvre de circonstance. Ses liens avec l’actualité expliquent d’ailleurs pourquoi huit des membres de l‘ONU se sont abstenus lors du vote final. Ainsi donc, se révèle la difficulté de trouver, à l’intérieur du monde contemporain, un système de références intellectuelles et morales comunes à tous les Etats. Plusieurs réunions planétaires eurent lieu à la fin du XXème siècle et au début du XXIème, dans le cadre de l’ONU, au sujet des problèmes appelés “environnementaux”. Les Sommets de la Terre sont des rencontres décennales entre dirigeants mondiaux organisés depuis 1972 par l’ONU, avec le but de definir les moyens de stimuler ce qui a été baptisé le “développement durable”. Ces réunions eurent lieu à Stockholm (Suède) en 1972, Nairobi (Kenya) 1982, Río de Janeiro (Brésil) 1992, Johannesburg (Afrique du Sud) 2002 et au Brésil de nouveau en 2012 sous le nom de “Río+20”.
Ces sommets voudraient être la preuve d’une culture mondiale de respect de ce qu’on appelle “l’environnement”. Ils voudraient démontrer la capacité collective à gérer les problèmes planétaires et affirmer la “nécessité du respect des contraintes écologiques”. Le sommet de 1972 a donné naissance au Programme des Nations-Unies pour l’Environnement, tandis que celui de 1992 a lancé la Convention-cadre des Nations-Unies sur le Changement Climatique dont les pays signataires se rencontrent annuellement depuis 1995. Si bien ces conférences ont placé pour la première fois des questions écologiques au rang des préoccupations internationales, les résultats sont maigres, beaucoup trop maigres pour sauver la planète et, partant, sauver l’Humanité qui est une partie intégrante de celle-ci et forme avec elle l’οικος.
L’échec partiel de l’ONU et de ses diverses agences est dû au fait que les pays ne parviennent pas à trouver un équilibre entre écologie et économie. Ce divorce saute aux yeux dans une expression comme “le respect des contraintes écologiques”. Si on désire parvenir à un équilibre, on ne peut considérer l’écologie comme une contrainte. L’écologie est -nous l’avons dit- le respect de la nature qui suppose aussi le respect des êtres humains entre eux, le respect des Peuples entre eux. L’économie devient alors la gestion qui permet que tous les êtres humains puissent obtener ce dont ils ont besoin pour vivre. Nous parlons de besoins et non de désirs. La société de consommation est une société de désirs. La société écologique est une société de convivialité dans laquelle puisse rêgner le “Buen Vivir”; non pas le “vivre mieux” de la société de l’accumulation et de l’avoir, mais la société du Bien Vivre, la société de l’être, de la réalisation de l’être et de tous les êtres. Tant que l’économie ne sera pas considérée comme la bonne gestion de l’οικος, comme une manière d’économiser les ressources afin que tous puissent couvrir leurs besoins, sans endommager la nature, tant que l’économie ne sera pas considérée ainsi, il n’y aura jamais d’équilibre.
Ici aussi, il est nécessaire de définir ou de redéfinir certains concepts. Le terme “développement” est devenu synonyme de “croissance économique”. Ainsi défini, il n’y a pas de place pour l’écologie. On parle depuis plusieurs décennies de “pays développés” et de “pays sous-développés” ou même de “pays en voie de développement”. Puis, on a inventé la locution “développement soutenable”. Bel oxymore! Pour dire quoi? Pour dire qu’on peut essayer de prolonger l’agonie de la Terre? Pour assurer qu’on peut tenter de l’exploiter sans que rien de fâcheux ne se passe? Pour faire croire qu’on peut exploiter de manière infinie ce qui est fini? L’adjectif “soutenable” camoufle élégamment ce que veut dire crûment le substantive “développement”. La croissance, surtout telle qu’elle veut se faire, ne peut accepter que l’on économise les ressources de la planète et se préoccupe peu pour un partage équitable des richesses. Cependant, le nom officiel du sommet Rio+20 de 2012 était la “Conférence des Nations Unies sur le Développement Soutenable”. On parle bellement de “l’harmonie entre l’homme et la nature”. On devrait parler de l’être humain au sein de la nature. La nature n’est pas un “environnement”. L’humanité n’est ni au-dessus ni à-côté de la nature; elle vit en symbiose avec elle. Sa vie (βιος) ne peut se faire qu’avec (συν) celle de la planète. Mais la conception de l’économie, qu’ont la plupart des humains, ne veut rien savoir de ces considérations écologiques.
En 1997, la 3ème Conférence des Nations Unies sur les Changements Climatiques décréta le célèbre Protocole de Kyoto pour la réduction des émissions de gaz à effet de serre. Celui-ci allait entrer en vigueur en 2005. Immédiatement, au cours de cette même année 1997, le sénat étatsunien a refusé de ratifier ce traité à 95 voix contre 0. En juillet 2005, le gouvernement de George W. Bush refusa encore de le ratifier parce qu’il considérait “que cela freinerait l’économie des Etats-Unis”. Quant à des pays comme l’Inde ou la Chine, le changement climatique n’est pas une priorité comparé aux enjeux du développement. En plus de cela, dans les mesures prévues par le Protocole de Kyoto, un système a été installé sous le nom de “Mécanisme de Développement Propre”. Il s’agit d’un mécanisme de marché qui récompense financièrement toute instauration de technologies réduisant les émissions de gaz à effet de serre dans les “pays en voie de développement”. Le mécanisme consiste à monétariser la non-émission qui devient alors négociable en unités equivalentes à une tonne de CO² chacune. Ainsi, si une entreprise d’un “pays développé” investit pour une amélioration technologique dans un “pays en voie de développement”, il peut rapatrier la valeur financière des réductions d’émissions de CO² qui en résulte. Cela permet d’obtenir d’énormes profits en spéculant sur ces valeurs. Le “pays développé” peut lui-même polluer dans les proportions de ce que son investissement a permis d’éviter de l’autre côté de la planète. Des agences de conseil privées offrent leurs services au monde des entreprises pour aider celles-ci à élaborer des stratégies en matière de “développement durable” par rapport au changement climatique.
Comme on le voit, il existe des forums certes intéressants pour analyser les problèmes du monde, mais on reste malgré tout dans une logique purement économique pour essayer (en vain) de trouver des solutions à ceux-ci. On peut constater que le divorce entre économie et écologie reste complet. L’οικος est ainsi écartelé et l’humanité -partie intelligente de la planète Terre- se trouve dans l’incapacité de réagir face aux drames qui s’annoncent de plus en plus graves, tant dans la nature qu’au sein même des sociétés humaines. Comme nous l’avons suggéré au début de cette communication, il faudrait élaborer un Droit de la Vie. Il faut -nous semble-t-il- sortir de la fragmentation, tant celle de la vision du monde que celle des actions humaines. Il faut obtenir une vision holistique du monde et parvenir à une articulation des actions transformatrices de ce monde. Il est nécessaire et urgent de formuler de nouveaux paradigmes capables d’élaborer un nouveau projet de société respectueux des équilibres en même temps écologiques, économiques et culturels.
Il est urgent de formuler une nouvelle éthique qui prenne en considération la protection de tous les éléments de l’oikos, sans en oublier un seul et en mettant les uns en relation étroite avec les autres. A partir de cette éthique de la Vie, cette bio-éthique, il est possible d’élaborer le Droit à la Vie. Celui-ci doit exprimer le droit à la vie de chaque composante de notre planète Terre, de chaque particule de celle-ci, en respectant la bio-diversité: les minéraux et les végétaux, les arbres, les fleurs et les oiseaux, les insectes, les poissons, tous les animaux, l’air, le sol, la lumière et l’eau, et l’être humain, cet animal doué par la nature de raison. Cette raison est la capacité d’observer, d’analyser, de protéger les chaînes alimentaires, de transformer et de se transformer, de s’organiser pour assurer l’harmonie sur la Terre et la justice au sein de la société.
Ceux qui souffrent le plus des déséqulibres en même temps économiques et écologiques, ce sont les communautés de base partout dans le monde. Dans ce Droit à la Vie, il faut prévoir une participation directe des Peuples, grâce à une démocratie directe. L’ONU peut être considérée comme nécessaire ou même indispensable, mais il faut la refonder sur d’autres bases, celles de ce Droit à la Vie. Il ne doit s’agir ni d’économismes ni d’écologismes, mais d’une manière holistique de considérer les problèmes du monde et leur solution par une humanité en même temps éclairée et humble. Ce Droit à la Vie doit permettre avant tout d’établir une nouvelle éthique au sujet des questions en même temps écologiques, économiques et sociales. Il devrait représenter une orientation claire pour les réflexions et les actions des prochaines décennies.
Il ne faut pas attendre des ordres ni des autorisations pour se mettre au travail dans ce sens. C’est, croyons-nous, le travail d’intellectuels comme nous d’entreprendre la tâche et proposer ce Droit à la Vie -humblement, mais avec fermeté-. Il faut mettre ce code entre les mains des Peuples. Ce seront à ceux-ci -s’ils jugent qu’il exprime correctement leurs droits et leurs besoins- de le présenter aux gouvernements.
Caracas, 2 mars 2014
Andrés Bansart
Professeur titulaire de l’Université Simón Bolívar (Caracas)
Professeur émérite de l’Université François-Rabelais (Tours)