Isabelle Hannequart,
MCF en droit public HDR, Université de Tours
Selon notre tradition commune romano-germanique, nous partirons des grands principes, du cadre conceptuel de notre colloque.
En droit international, et spécialement dans le domaine des ressources naturelles, c’est le couple souveraineté-égalité qui a longuement été au cœur du débat. La revendication du droit au développement dans les années 60 et 70 va en effet modifier les rapports entre ces deux notions. Initialement, la souveraineté entraîne l’égalité… ceci devient une présomption qui peut être renversée. La souveraineté n’entraîne pas nécessairement l’égalité et l’égalité réelle est nécessaire à l’accomplissement de la souveraineté.
Le couple souveraineté économique-responsabilité est un angle d’attaque plus novateur. Quand les Etats en développement réclament une souveraineté économique réelle, en se focalisant sur le principe de souveraineté permanente sur les ressources naturelles, leur revendication s’accompagne d’une responsabilisation morale des Etats développés, dans un secteur – celui des relations économiques internationales – qui est « un domaine de prédilection pour les contre-mesures unilatérales », dont la licéité a été vivement discutée (1). Pendant longtemps, la mise en œuvre de la responsabilité échappe largement au juge international. La souveraineté économique des uns, les plus puissants, les autorise à se faire justice eux-mêmes sans risquer la mise en jeu de leur propre responsabilité internationale.
Il s’agit donc moins de la mise en jeu de la responsabilité juridique des Etats dominants pour violation de la souveraineté économique que de la reconnaissance internationale de la non-responsabilité de l’Etat qui recourt à l’expropriation pour récupérer la maîtrise de ses ressources, dans la mesure où il respecte les conditions de la fameuse résolution 1803 du 14 décembre 1962 (2).
Cette solution a peut-être été influencée par l’idée selon laquelle le niveau de développement était un facteur à prendre en considération pour mesurer la responsabilité, ici réduite à néant pour les Etats qui exproprient, mais le principe de la résolution 1803 est malgré tout un principe universel sans dualité des normes.
Aujourd’hui, le contexte économique et politique a changé. D’une part, l’accès aux ressources naturelles, leur exploitation et leur commerce sont devenus un enjeu mondial en raison notamment des nouveaux besoins des Etats émergents et de la raréfaction de ces ressources. Ces ressources naturelles ne font pas l’objet d’une définition ni d’une énumération en droit international. L’Union européenne, dans la Communication de la Commission européenne du 2 février 2011 (3), retient la notion de produits de base où elle classe, en trois catégories, les produits de l’énergie (pétrole, électricité, gaz), les produits agricoles, et les matières premières (minerais, matériaux de construction, le bois et le caoutchouc naturel).
D’autre part, la montée en puissance des investisseurs brouille les communautés d’intérêts ; la résolution 1803 résultait d’un compromis entre Etats investisseurs et Etats hôtes, alors qu’aujourd’hui les Etats hôtes peuvent aussi être des Etats investisseurs et vice-versa.
Les Etats développés souhaitent parfois protéger leurs secteurs stratégiques. L’Etat n’est pas considéré comme une forme d’organisation politique dépassée ; l’Etat post-moderne ne s’est pas désengagé de l’économie (4). Il partage la sphère économique avec les acteurs privés ; à ces derniers de gérer efficacement l’économie, à l’Etat d’intervenir pour protéger certains intérêts mais aussi pour superviser et réguler. « L’Etat régulateur serait donc devenu un Etat régulateur et stratège quand l’Etat moderne était opérateur et dirigiste » (5).
Ces réflexions concernent plutôt les Etats développés ou émergents. Les Etats en développement cherchent aussi à attirer les investisseurs, mais ils sont beaucoup plus fragiles dans la compétition mondiale, à tel point qu’ils peuvent eux-mêmes porter atteinte à leur propre souveraineté. Alors qu’ils revendiquaient haut et fort la souveraineté dans les années 70, ils décident aujourd’hui, de gré ou de force, d’offrir les « meilleures » conditions juridiques (fiscales, sociales, environnementales) aux investisseurs au point de mettre en péril les droits de leurs populations, de leurs peuples.
Les pressions qui s’exercent à l’échelle internationale sont donc contradictoires. Elles visent tantôt à protéger la souveraineté par la responsabilisation des Etats tiers, tantôt à la faire reculer en responsabilisant les Etats qui l’invoquent. Historiquement, c’est la première tendance qui était dominante (avec le rôle des Etats en développement) et qui connaît aujourd’hui un regain d’intérêt auprès de certains Etats, en développement ou développés. En même temps, sans annuler cette tendance, le nouveau contexte tend à inverser cette responsabilité et à la retourner contre les Etats hôtes des investissements. L’équilibre entre les tendances reste actuellement incertain. Or, il pourrait faciliter le passage à un autre type de responsabilités, celui des responsabilités communes mais différenciées/RCD.
Alors que la conscience des inégalités Nord-Sud avait conduit les Etats en développement à responsabiliser les Etats développés, la conscience des enjeux planétaires – climat, biodiversité – a amené l’ensemble des Etats de la communauté internationale à reconnaître leurs responsabilités communes dans la Déclaration de Rio sur l’environnement et le développement de 1992 ainsi que dans des traités internationaux. Toutefois, cette énonciation porte la marque de l’approche Nord-Sud initiale et de la dualité des normes propre au droit du développement. Ces responsabilités sont différenciées pour tenir compte du niveau de développement économique des Etats.
Sous l’impact de ce principe, que devient alors le couple souveraineté-responsabilité ? On pourrait penser que ces RCD s’accompagnent d’un recul de la souveraineté économique au profit d’une approche nouvelle, commune, au-delà des souverainetés, mais, en réalité, les cas de figure sont variables. Tantôt, les RCD passent au contraire par un renforcement juridique de la souveraineté sur les ressources (biodiversité), tantôt, les RCD sont concevables car le bien mis en jeu échappe a priori à la souveraineté (climat), ou encore elles s’ébauchent dans un domaine où les Etats puissants refusent d’admettre la souveraineté des Etats demandeurs (sécurité alimentaire).
I – Souveraineté sur les ressources et responsabilités croisées
Deux responsabilités se croisent, celle de l’Etat investisseur et celle de l’Etat hôte. Cela résulte historiquement d’un déplacement de la responsabilité, d’une inversion de la responsabilité au détriment des Etats hôtes. Cette inversion est le fruit des pressions qui s’exercent sur le principe de souveraineté sur les ressources et qui le fragilisent.
A- La fragilisation de la souveraineté économique
Le principe de souveraineté sur les ressources n’est pas un principe daté ; bien au contraire, il s’avère un principe très pertinent dans le contexte de globalisation et il résiste aux menaces de libéralisation, mais, s’il connait un regain d’intérêt, c’est parce qu’il est menacé.
1- Un principe pertinent dans la globalisation
Le principe de souveraineté sur les ressources est né de la résolution 1803 du 14 décembre 1962, considérée comme l’achèvement d’un processus coutumier (6). La résolution déclare que « Le droit de souveraineté permanent des peuples et des nations sur leurs richesses et leurs ressources naturelles doit s’exercer dans l’intérêt du développement national et du bien-être de la population de l’Etat intéressé » (§ 1). La résolution ne proclame donc pas purement et simplement un nouveau droit (elle ne dit pas : « Les peuples ont le droit de… ») ; tout en reconnaissant ce droit, elle entend mettre l’accent sur les finalités et limites de ce droit.
Ce sont les deux Pactes internationaux sur les droits de l’homme de 1966 (entrés en vigueur en 1976), qui proclament explicitement des droits, dans leur article Un commun :
– § 1 : « Tous les peuples ont le droit de disposer d’eux-mêmes. En vertu de ce droit, ils déterminent librement leur statut politique et assurent librement leur développement économique, social et culturel »,
– § 2 : « Pour atteindre leurs fins, tous les peuples peuvent disposer librement de leurs richesses et de leurs ressources naturelles, sans préjudice des obligations qui découlent de la coopération économique internationale, fondée sur le principe de l’intérêt mutuel, et du droit international » et « En aucun cas, un peuple ne pourra être privé de ses propres moyens de subsistance ».
Dans son § 4, la résolution organise une expression concrète de la souveraineté économique, tout en reflétant le compromis entre les Etats exportateurs et les Etats importateurs. Elle reconnaît le droit de nationaliser, mais pour des motifs d’utilité publique et sous réserve d’une indemnisation adéquate. La résolution combine l’exercice de la souveraineté et la conformité au droit international dans le mode de règlement des différends relatifs à l’indemnisation, avec un balancement entre les voies de recours nationales de l’Etat qui prend la mesure et la possibilité de soumettre le différend à l’arbitrage ou à un règlement judiciaire international.
L’équilibre de la résolution explique le caractère de droit positif du principe, acquis grâce au vote de la résolution dans des conditions exceptionnelles (87 voix pour, 2 abstentions de la France et de l’Afrique du sud, 12 absentions de la part des Etats socialistes, de la Birmanie et du Ghana) à un moment où les Etats du Tiers monde ne sont pas encore majoritaires au sein de l’Assemblée générale des Nations Unies.
Ce principe correspond au point juridiquement le plus avancé de la contestation, puisque l’adoption d’une Charte des droits et devoirs économiques des Etats en 1974 ne suffira pas à donner à ce texte la portée du droit positif.
On aurait pu penser que cette résolution serait elle-même remise en cause compte tenu de la tendance libérale à l’œuvre dans les années 80, mais le principe n’est pas tombé en désuétude avec l’essoufflement de la contestation des années 70 ; il connaît même depuis quelques années un regain d’intérêt. Après une décennie 80 sous le sceau du « Consensus de Washington » et de la privatisation, des Etats d’Amérique latine et même d’Afrique ont recours à la nationalisation des biens (Argentine, Bolivie, Equateur, Venezuela, Niger, débat en Afrique du sud), les entreprises touchées n’étant pas nécessairement issues d’Etat du Nord (exemple de Petrobras en Bolivie). L’intervention des Etats pour sauver les banques lors de la crise financière est venue apporter une re-légitimation de la nationalisation de la part des Etats développés eux-mêmes. Plus encore, les Etats développés entendent protéger leurs secteurs stratégiques et « la souveraineté économique des Etats s’efforce de reprendre la main face au marché » (7), la crise accélérant le retour du patriotisme économique.
2- Un principe menacé par la libéralisation
L’impératif de développement est rejoint par l’impératif protectionniste. Les Etats conservent-ils encore le bénéfice de la résolution 1803 ? A l’heure actuelle, cette résolution correspond au droit coutumier. La Banque mondiale travaille sur des principes directeurs pour le traitement de l’investissement étranger qui offrent un cadre de référence utile pour standardiser les comportements et qui s’appuient sur ce doit coutumier. Mais, d’un autre côté, il existe des tentatives pour faire régner la liberté de circulation et d’établissement des investissements à l’échelle mondiale, ce qui réduirait le pouvoir d’acceptation et de réglementation de l’investissement étranger par les Etats hôtes sur leurs propres territoires et ce qui pourrait donner un rôle plus important à l’OMC.
Il existe actuellement un accord au sein de l’OMC, le TRIMS de 1995, Accord relatif aux mesures concernant les investissements et liées au commerce. (Accord MIC). Dans le commerce des marchandises, il interdit les mesures qui, de façon détournée, contreviendraient au GATT, car elles seraient incompatibles avec la règle du traitement national à l’égard des produits importés ou avec l’interdiction des restrictions quantitatives à l’importation ou à l’exportation. Mais cet accord ne régit pas la question de l’entrée de l’investissement étranger. Au milieu des années 90, au sein de l’OCDE, a été préparé un projet d’AMI/Accord multilatéral sur les investissements pour l’abolition de toute discrimination dans ce domaine. Ce projet a suscité un tollé de la part des ONG et des résistances d’Etats en développement et de quelques Etats développés comme la France. Il a été abandonné et l’OCDE affirme que les négociations ne vont pas reprendre sur ce sujet, qui a été supprimé du cycle de Doha, mais il est révélateur des menaces pesant sur la souveraineté économique.
A défaut de norme internationale générale, les nombreux TBI/Traités bilatéraux sur l’investissement mettent-ils à mal la souveraineté économique et la capacité souveraine des Etats de gérer leurs propres ressources ? Les Etats qui concluent de tels accords sont tenus de respecter leurs engagements internationaux réciproques et, en particulier, de faire appel à l’arbitrage en cas de différend. Ces Etats, lorsqu’ils sont membres de l’OMC, doivent en même temps agir de façon compatible avec les normes de l’OMC. Or, l’OMC ne régissant pas la question de l’entrée de l’investissement, les Etats gardent la capacité de prendre des mesures nationales… comme ils peuvent y renoncer dans le cadre d’un TBI ou d’un autre accord économique. C’est seulement si le droit de souveraineté sur les ressources était une norme impérative du droit international général, norme de jus cogens, que seraient nuls les traités contrariant cette norme…
Les TBI visent la promotion et la protection des investissements d’un Etat sur le territoire d’un autre Etat. On constate une tendance à l’universalisation de la communauté d’intérêts, puisque, si la plupart des TBI ont été conclus entre des Etats développés exportateurs de capitaux et des Etats en développement importateurs de capitaux, un nombre grandissant de ces traités sont actuellement négociés entre Etats en développement. Des Etats émergents comme la Chine et l’Inde ou encore la Malaisie ont conclu un certain nombre de TBI avec des pays développés et en développement.
D’après une étude de l’OCDE (7), « bien qu’il existe des variantes, deux types de TBI sont utilisés jusqu’à présent : (a) le « modèle européen » fondé sur le modèle de projet de Convention Abs-Shawcross approuvé par les Ministres de l’OCDE en 1962 ; et (b) le « modèle des Etats-Unis » élaboré au début des années 80. Ces deux modèles couvrent les grands domaines suivants : traitement, transferts, personnel essentiel, expropriation, et règlement des différends. La principale distinction entre les deux modèles tient à ce que les dispositions du premier concernant le traitement ne s’appliquent à un investissement qu’après son établissement (donc pas à la question de l’admission), tandis que les dispositions comparables du second concernent aussi l’investissement au stade du pré-établissement.
Dans l’un et l’autre modèle, chaque partie peut néanmoins introduire ou conserver des exceptions, normalement en utilisant la méthode de «l’exclusion » ou approche «négative» (en ce sens que toutes les mesures non conformes doivent être notifiées), dans le cadre de l’un des secteurs ou des domaines énumérés dans une Annexe au traité ou du fait de lois et de réglementations applicables à la date d’entrée en vigueur du traité. De plus, les deux types de TBI peuvent contenir des exemptions générales pour faire face à certaines situations (problèmes de balance des paiements, fiscalité) ou préoccupations (sécurité nationale ou ordre public). Cependant, le libellé de ces engagements varie tout comme la portée des obligations ».
Il ressort de cette partie de l’étude que c’est le modèle européen qui préserve le mieux les politiques nationales de protection de la souveraineté économique. Néanmoins, le modèle américain comme l’européen ne touchent pas au droit de nationaliser les ressources « à peu près » dans les conditions de la résolution 1803 (indemnisation « rapide, adéquate et effective » en cas d’expropriation). En effet, l’étude de l’OCDE le précise.
« Une autre distinction importante tient à ce que le modèle des Etats-Unis réglemente l’imposition d’un certain nombre de prescriptions de résultats aux investisseurs ou à leurs investissements, et à ce qu’il comporte des dispositions plus élaborées que le modèle européen concernant certaines questions (telles que le droit d’entrée et le séjour d’étrangers). Les deux modèles contiennent plus ou moins les mêmes concepts concernant la protection des investissements établis : traitement national et traitement NPF, libre transfert de fonds, indemnisation rapide, adéquate et effective en cas d’expropriation, traitement juste et équitable et protection et sécurité intégrales. Ils prévoient également des mécanismes de règlement des différends qui apparaissent entre les Etats ou entre un investisseur et un Etat ».
Prenons l’exemple du premier APE/accord de partenariat économique complet ((Texte intégral consultable sur le site ctrc.sice.oas.org/Trade/CARIFORUM)) conclu le 15 octobre 2008 entre la Communauté européenne et ses Etats membres, d’un côté, et les Etats du Cariforum, c’est-à-dire 14 Etats du Caricom (Communauté caribéenne de 15 Etats moins Montserrat, PTOM de la GB) et la République dominicaine, conformément à la Convention de Cotonou signée le 23 juin 2000. Un texte de 78 pages pour 250 articles plus les annexes (soit 1953 pages). L’approche européenne se confirme-t-elle ? Le traité comprend un Titre II intitulé « Investissements, commerce des services et commerce électronique » correspondant aux articles 60 à 121.
L’article 60 définit les Objectifs, portée et champ d’application. Tout en visant la libéralisation progressive et asymétrique, il reconnaît une marge d’action aux Etats parties même lorsque la libéralisation d’un secteur est décidée :
« 2. Aucune disposition du présent titre ne peut être interprétée comme exigeant la privatisation d’entreprises publiques ou imposant une obligation en matière de marchés publics.
3. Les dispositions du présent titre ne s’appliquent pas aux subventions accordées par les parties ou les États signataires du Cariforum.
4. Conformément aux dispositions du présent titre, les parties et les États signataires du Cariforum conservent le droit de réglementer et d’introduire de nouvelles règles en vue d’atteindre des objectifs stratégiques légitimes.
5. Le présent titre ne s’applique ni aux mesures concernant les personnes physiques qui cherchent à accéder au marché du travail de la partie CE ou des États signataires du Cariforum, ni aux mesures concernant la citoyenneté, la résidence ou l’emploi à titre permanent… ».
L’article 66 définit le champ d’application. Celui-ci est selon son principe sans limite puisqu’il concerne l’ensemble des activités économiques, mais il comporte des exceptions parmi lesquelles on soulignera, parce qu’il concerne les ressources, l’exception « des industries extractives, des industries manufacturières et de la transformation des combustibles nucléaires ». L’annexe IV confirme la réserve concernant les activités extractives : côté Cariforum (sauf Dominique et Guyana), « l’Etat se réserve le droit d’autoriser l’exploration minière privée ou publique, l’extraction, le traitement, l’importation et l’exportation de minerais ».
Or, cet article 66 comprend une note 2 en bas de page : « Les mesures relatives à l’expropriation et au règlement des litiges entre les investisseurs et l’Etat, telles que celles couvertes par les accords bilatéraux d’investissement, ne sont pas réputées concerner la présence commerciale ». Comment faut-il interpréter cette formule ? Si les mesures des TBI ne s’appliquent pas, quel est le droit applicable, la coutume internationale (résolution 1803) ou, à l’inverse, l’esprit des dispositions de l’article 67 ? La formule introduit le doute sur la préservation du droit d’exproprier.
L’article 67 règlemente l’accès aux marchés (présence commerciale) Tout d’abord, il prévoit l’accès aux marchés dans les secteurs libéralisés qui figurent à l’annexe IV du traité (mentionnée dans l’article précédent). Ensuite, dans les secteurs libéralisés, les Etats excluent par principe certaines mesures nationales, ce qui est dans la logique du libre-échange, comme il est logique que s’appliquent la règle du traitement national et la clause NPF :
« 2. Dans les secteurs où des engagements en matière d’accès aux marchés sont contractés, les mesures que la partie CE et les États signataires du Cariforum ne maintiennent pas ou n’adoptent pas, que ce soit au niveau d’une subdivision régionale ou de l’ensemble de leur territoire, à moins qu’il ne soit spécifié autrement à l’annexe IV, se définissent comme suit:
a) les limitations concernant le nombre de présences commerciales, que ce soit sous forme de contingents numériques, de monopoles, de droits exclusifs ou d’autres exigences relatives à la présence commerciale, comme un examen des besoins économiques ;
b) les limitations concernant la valeur totale des transactions ou avoirs, sous forme de contingents numériques ou de l’exigence d’un examen des besoins économiques ;
c) les limitations concernant le nombre total d’opérations ou la quantité totale de la production, exprimées en unités numériques déterminées, sous forme de contingents ou de l’exigence d’un examen des besoins économiques (Le paragraphe 2, points a), b) et c), ne couvre pas les mesures prises afin de limiter la production d’un produit agricole) ».
L’APE, selon le même processus que pour l’AGCS/Accord général sur le commerce des services de l’OMC, n’est qu’une étape dans la libéralisation. L’article 62 envisage la « libéralisation future » : « Conformément aux objectifs du présent titre, les parties entament de nouvelles négociations sur les investissements et le commerce des services cinq ans au plus tard après la date d’entrée en vigueur du présent accord en vue de renforcer les engagements généraux pris en vertu du présent titre ». L’article 74 prévoit le « Réexamen » : « En vue de la libéralisation progressive des investissements, les parties réexaminent le cadre juridique des investissements, les conditions et les flux d’investissements entre elles, en conformité avec les engagements pris dans le cadre d’accords internationaux en matière d’investissements, au plus tard trois ans après la date d’entrée en vigueur du présent accord et à intervalles réguliers ensuite ».
L’APE-Cariforum a été conclu par la CE et ses Etats membres, sur le fondement d’une compétence exclusive en matière de politique commerciale commune, mais comportant une exception pour le commerce des services culturels et audiovisuels et pour les services d’éducation, sociaux et de santé humaine, ce qui se traduisait par des accords externes mixtes. Le Traité de Lisbonne (article 207 TFUE) supprime cette exception, tout en maintenant un régime dérogatoire pour ces services particuliers (vote à l’unanimité au sein du Conseil pour les accords susceptibles de porter atteinte à la diversité culturelle de l’Union ou de perturber l’organisation des services sociaux, d’éducation et de santé.), ce qui a pour effet de mettre fin aux accords mixtes.
De plus, le Traité de Lisbonne (même article 207 TFUE) étend le champ de la politique commerciale commune à tous les investissements directs étrangers/IDE qui relèvent donc de la compétence exclusive de l’UE, « afin de tenir compte de la part croissante des flux financiers au sein des échanges commerciaux » (8). Un autre régime dérogatoire s’applique ici : dans le domaine des IDE, comme dans ceux du commerce de services et des aspects commerciaux de la propriété intellectuelle, l’unanimité est requise au sein du Conseil « lorsque cet accord comprend des dispositions pour lesquelles l’unanimité est requise pour l’adoption de règles internes ».
En matière de libre-circulation des capitaux (placements ou investissements) à destination ou en provenance de pays tiers, l’article 64 §2 et §3 distingue deux hypothèses pour l’adoption de mesures européennes. Dans le cas d’une avancée de la libéralisation, la procédure législative ordinaire est applicable avec le jeu de la majorité qualifiée au sein du Conseil. Dans le cas d’un recul, le Conseil statue à l’unanimité après simple consultation du Parlement. Au sein du Conseil, il est donc plus facile d’avancer que de reculer et la majorité qualifiée s’appliquera alors pour la conclusion d’un accord externe faisant progresser la libéralisation. Le rôle du Parlement peut cependant constituer une garantie démocratique car tous les accords commerciaux sont désormais soumis à l’approbation du Parlement européen (article 218 § 6 TFUE), qui est régulièrement tenu informé de l’état d’avancement des négociations (article 207 § 3 TFUE). On peut légitimement redouter les pressions de l’UE en faveur de la libéralisation plus grande des investissements. D’ailleurs, il est clairement écrit dans l’article 206 TFUE, au titre des objectifs de l’Union douanière, que « l’Union contribue, dans l’intérêt commun,… à la suppression progressive des restrictions aux échanges internationaux et aux investissements étrangers directs… ».
On peut s’étonner dans un tel contexte que les mesures de nationalisation ou expropriation restent encore de mise dans les secteurs libéralisés, qu’elles résistent au vent de libéralisation dans l’esprit de la résolution 1803 en son § 2, selon lequel « la prospection, la mise en valeur et la disposition de ces ressources ainsi que l’importation des capitaux étrangers nécessaires à ce fins devraient être conformes aux règles et conditions que les peuples et nations considèrent en toute liberté comme nécessaires ou souhaitables pour ce qui est d’autoriser, de limiter ou d’interdire ces activités ». Mais cela correspond, comme à l’origine, à un intérêt partagé par tous les Etats et même à un intérêt multilatéralisé par l’élargissement et la diversification des Etats investisseurs qui peuvent en même temps souhaiter protéger leurs ressources sensibles. La globalisation est une image bien souvent abusive…
Le débat porte donc, dans beaucoup de contentieux, sur les conditions de mise en œuvre de la résolution 1803, qui laisse une marge d’appréciation importante quant au critère d’utilité publique et à la notion d’indemnisation adéquate. Il revient au juge ou à l’arbitre de fixer la ligne rouge de la souveraineté économique. L’Etat hôte a le droit de nationaliser mais il est internationalement contraint par les termes de la résolution 1803. Le juge raisonne-t-il en termes de responsabilité ? La multilatéralisation touche aussi la responsabilité.
B- Le déplacement de la responsabilité à l’égard des ressources
La souveraineté sur les ressources entraîne des responsabilités. On pense d’abord, de façon traditionnelle, à la responsabilité des Etats tiers qui doivent respecter la souveraineté de l’Etat détenteur des ressources. Le principe de souveraineté sur les ressources s’est construit sur l’idée d’une responsabilité historique des Etats développés pilleurs de ressources. Est-ce à dire qu’il s’agit d’une responsabilité juridique à l’égard des détenteurs de ressources ? Aujourd’hui, la responsabilité semble basculer sur le chef d’autres entités jusqu’à se renverser au détriment des Etats hôtes et au bénéfice des Etats investisseurs. On passe alors d’une responsabilité pour non-respect du principe de souveraineté à une responsabilité pour non-respect… de la résolution 1803 ou des traités bilatéraux sur l’investissement/TBI.
1 – L’impossible responsabilité pour violation de la souveraineté de l’Etat hôte ?
Dans l’affaire de l’usine de Chorzow (9), la CPJI a jugé que la violation par un Etat du principe des droits acquis par l’expropriation de l’usine était de nature à engager sa responsabilité internationale. C’était en 1927…
Le principe de souveraineté sur les ressources, qui se concrétise par le droit de nationaliser, garantit à l’Etat le droit de récupérer ses ressources sans risquer la mise en jeu de sa propre responsabilité. Il s’agit en effet de l’exercice d’un droit. Mais ce droit s’accompagne pourtant d’une indemnisation. S’agit-il d’une compensation ou d’une réparation ? S’il « est bien établi, en droit international, que la nationalisation entraîne le versement d’une indemnité », « celle-ci fait toujours l’objet de controverses doctrinales et de profondes divergences entre Etats », c’est le constat fait par Mohamed Bennouna en 1983 (10). Puisque l’Etat exerce un droit, il ne peut s’agir que d’une compensation, tandis que la réparation (remise des choses en l’état ou, à défaut, réparation intégrale du préjudice) signifierait que la nationalisation est illicite et que l’Etat est responsable d’une violation.
C’est pourtant cette seconde analyse qui a été suivie, de façon très surprenante, par l’arbitre René-Jean Dupuy dans l’arbitrage Texaco-Calasiatic contre la Libye du 19 janvier 1977. Si, aujourd’hui, un Etat renonçait à son droit de nationaliser dans une clause d’intangibilité figurant dans un accord interétatique, soit le principe de souveraineté serait considéré comme une norme de jus cogens et rendrait nul le traité, ce qui est improbable, soit la clause serait interprétée de façon restrictive, comme dans la sentence arbitrale Aminoil contre Koweït du 24 mars 1982 relative à un contrat d’Etat (limitations expresses et limitées dans le temps). Les autres sentences arbitrales ont corroboré la thèse de la compensation.
Corrélativement, l’Etat tiers a l’obligation primaire de respecter le droit de souveraineté sur les ressources. Le préambule de la résolution 1803 rappelle la résolution 1515 (XV) du 15 décembre 1960, « par laquelle elle a recommandé le respect du droit souverain de chaque Etat de disposer de ses richesses et de ses ressources naturelles ». Le § 7 de la résolution dispose que « la violation des droits souverains des peuples et des nations sur leurs richesses et leurs ressources naturelles va à l’encontre de l’esprit et des principes de la Charte des Nations Unies et gêne le développement de la coopération internationale et le maintien de la paix ». La tonalité est plus forte ; on parle de violation et non du simple non-respect de la « soft responsability », on parle de maintien de la paix comme si cette violation pouvait être équivalente au recours à la force armée…
Les conflits armés sont effectivement des circonstances dans lesquelles les ressources peuvent être convoitées et saisies par un Etat agresseur ou des bandes armées. Dans l’affaire « Activités armées sur le territoire du Congo, République démocratique du Congo contre Ouganda » (11), la CIJ condamne l’Ouganda à réparer le préjudice causé à la RDC par ses actes de pillage et d’exploitation des ressources naturelles. La Cour
« dit que, par les actes de pillage et d’exploitation des ressources naturelles congolaises commis par des membres des forces armées ougandaises sur le territoire de la République démocratique du Congo, et par son manquement aux obligations lui incombant, en tant que puissance occupante dans le district de l’Ituri, d’empêcher les actes de pillage et d’exploitation des ressources naturelles congolaises, la République de l’Ouganda a violé les obligations qui sont les siennes, en vertu du droit international, envers la République démocratique du Congo… ».
De quelles obligations en vertu du droit international s’agit-il ? Il ne s’agit pas de l’obligation de respecter le principe de souveraineté sur les ressources, invoqué par la RDC, mais de l’obligation de respecter les règles du droit de la guerre. La Cour (§ 244) considère en effet « qu’elle ne peut retenir l’affirmation du demandeur selon laquelle l’Ouganda aurait violé le principe de la souveraineté de la RDC sur ses ressources naturelles (voir paragraphe 226 ci-dessus). La Cour rappelle que le principe de souveraineté permanente sur les ressources naturelles a été énoncé dans la résolution 1803 (XVII) de l’Assemblée générale, en date du 14 décembre 1962, puis a été développé dans la déclaration concernant l’instauration d’un nouvel ordre économique international (résolution 3201 (S.VI) de l’Assemblée générale, en date du 1er mai 1974), ainsi que dans la charte des droits et devoirs économiques des Etats (résolution 3281 (XXIX) de l’Assemblée générale, en date du 12 décembre 1974). Tout en reconnaissant l’importance de ce principe, qui revêt le caractère d’un principe de droit international coutumier, la Cour relève que rien dans ces résolutions de l’Assemblée générale ne laisse entendre qu’elles soient applicables au cas particulier du pillage et de l’exploitation de certaines ressources naturelles par des membres de l’armée d’un Etat intervenant militairement sur le territoire d’un autre Etat, ce qui est l’objet du troisième chef de conclusions de la RDC. La Cour n’estime pas que ce principe s’applique à ce type de situation ».
Puisque le principe ne peut être opposable qu’au comportement d’un Etat souverain, c’est une autre règle qui sert de fondement à la violation commise par l’Etat souverain, dans la situation présente, l’article 43 du règlement de La Haye. Dans le § 50, la Cour conclut qu’elle dispose de suffisamment d’éléments de preuve crédibles pour considérer que l’Ouganda a engagé sa responsabilité internationale à raison des actes de pillage et d’exploitation des ressources naturelles de la RDC commis par des membres des UPDF sur le territoire de la RDC, de la violation de son devoir de vigilance s’agissant de ces actes et du manquement aux obligations lui incombant en tant que puissance occupante en Ituri, en vertu de l’article 43 du règlement de La Haye de 1907, quant à l’ensemble des actes de pillage et d’exploitation des ressources naturelles commis dans le territoire occupé ».
Une indemnité sera donc due (sous forme de restitution ou indemnisation), mais l’absence de violation de la souveraineté économique empêchera la satisfaction (notamment par la voie d’excuses formelles, de dommages-intérêts symboliques ou une action disciplinaire engagée contre les agents de l’Etat responsable) comme réparation de ce préjudice moral ou immatériel. A la demande de la RDC, la détermination du montant de l’indemnité a été renvoyée à des négociations directes de bonne foi entre les deux pays (avec possibilité de revenir devant la Cour), mais à ce jour, rien n’a été versé, compte tenu des grandes difficultés à exécuter l’arrêt (12)). Candide Okeke (13) s’interroge sur l’inaction du gouvernement congolais : « Qu’attend le gouvernement congolais pour exercer les pressions internationales nécessaires qui permettraient d’exiger de l’Ouganda qu’il paie enfin les indemnités que ce pays doit à la RDC suite à sa condamnation en 2005 par la Justice internationale? ».
Les autres affaires soumises à la CIJ mettant en cause la souveraineté sur les ressources naturelles ne se déroulent pas dans un contexte de conflit armé, mais dans le contexte de l’après-décolonisation. Elles ont connu meilleur sort, mais le juge international n’a pas pu accomplir complètement sa mission.
Dans l’affaire Certaines terres à phosphates à Nauru (Nauru contre Australie), Nauru faisait valoir notamment deux arguments, les normes internationales généralement reconnues comme étant applicables à la mise en œuvre du principe d’autodétermination, et l’obligation de respecter le droit de souveraineté permanente du peuple nauruan sur ses richesses et ressources naturelles. La CIJ rend un arrêt sur exceptions préliminaires le 26 juin 1992 (14) plutôt favorable à Nauru, mais l’affaire est radiée du rôle le 13 septembre 1993. L’Australie a composé, s’engageant à verser une importante indemnité annuelle pendant 20 ans. A défaut de pouvoir restaurer les terres surexploitées, l’argent va servir à moderniser les infrastructures de l’île.
Dans l’affaire du Timor Oriental (Portugal contre Australie), le Portugal invoque le droit à la souveraineté permanente sur les richesses et ressources naturelles. La CIJ, dans un arrêt du 30 juin 1995 (15), a rendu hommage au droit des peuples à disposer d’eux-mêmes (dans sa version politique générale), « un des principes essentiels du droit international contemporain », « opposable erga omnes ». Mais elle s’est déclarée incompétente car l’Indonésie (qui a annexé le Timor oriental et conclu un accord avec l’Australie relatif aux ressources du plateau continental) n’a pas donné son consentement et « l’opposabilité erga omnes d’une norme et la règle du consentement à la juridiction sont deux choses différentes » (§ 29). Un compromis a été trouvé en janvier 2006 : l’Australie a accepté de verser des dividendes au Timor oriental pour l’exploitation de l’un des espaces maritimes contestés, le moins riche en hydrocarbures. Mais cela n’a pas réglé la question de la délimitation des zones maritimes.
Il s’avère bien difficile pour un Etat de faire reconnaître la responsabilité pour violation de son droit de souveraineté sur les ressources. Il est peut-être plus commode – et plus réaliste – de faire glisser cette responsabilité des Etats vers la responsabilité sociétale des entreprises. La tendance est de soumettre les entreprises exploitant des ressources naturelles à des obligations de transparence.
L’Union européenne/UE participe au processus de Kimberley, sur la base de sa politique commerciale commune et de sa politique de relations extérieures. Le règlement du 20 décembre 2002 (16) met en œuvre ce processus en organisant un système de certification pour le commerce international des diamants bruts, les « diamants de la guerre » (comme ceux de la RDC), avec des sanctions à la clé (« sanctions dissuasives et proportionnées » appliquées par les Etats, principes d’autoréglementation de l’industrie et vérification internationale).
L’UE, qui a compétence pour le marché intérieur (droit des sociétés) et pour une politique de développement, participe à l’initiative pour la transparence dans les industries extractives (pétrole, gaz, minerais et bois). Les Etats-Unis ont une loi d’août 2012. Le 9 avril 2013, les négociations entre la Commission, le Conseil et le Parlement se sont conclues sur un texte qui imposera aux entreprises multinationales européennes l’obligation de détailler, chaque année, pays par pays, projet par projet, la nature de leurs activités et les impôts ou redevances payés aux Etats. Ce texte figure dans la directive 2013/34/UE du 26 juin 2013 (chapitre 10 – Rapport sur les paiements effectués au profit de gouvernements) entrée en vigueur le 19 juillet 2013 et qui doit encore être transposée par les Etats membres avant le 20 juillet 2015 (17). D’autres secteurs devraient suivre en 2015 (télécom, banque, BTP…). Manquent la précision des informations à fournir et des sanctions.
C’est du droit « doux », obligatoire mais sans sanction, dans le cadre de la lutte contre la corruption et la fraude fiscale. C’est au mieux une responsabilité pour violation des obligations de non-transparence (analogue à celle du Pacte mondial des Nations Unies) et non une responsabilité pour violation des droits substantiels.
La justiciabilité de la RSE se heurte à plusieurs handicaps : identifier un responsable au sein d’un groupe transnational, imputer la faute pénale à une personne morale, admettre des recours contre des entreprises. Mais cette justiciabilité peut fonctionner dans le cadre d’une loi de compétence universelle ou dans le cadre des critères de rattachement exigés par la loi nationale.
Une loi s’est révélée très attractive, c’est la loi américaine ATCA/Alien Tort Claims Act. Elle remonte à 1789 mais a été redécouverte par un avocat dans les années 80. Elle donne compétence aux juridictions fédérales américaines pour accorder des réparations civiles en cas de violation du droit international, même commises à l’étranger par des étrangers sur des étrangers. Dans l’affaire Doe versus Unocal de 1998 (graves atteintes à l’environnement et aux droits de l’homme, lors de la construction d’un oléoduc au Myanmar), le juge américain a, pour la première fois, considéré que la loi s’étendait aux entreprises transnationales et cela a créé un appel d’air pour des plaintes contre de nombreuses entreprises (Shell, Coca Cola…). L’affaire s’est terminée par un arrangement à l’amiable (indemnités et programmes communautaires pour l’amélioration des conditions de vie autour de l’oléoduc).
Toutefois, un arrêt récent de la Cour Suprême du 17 avril 2013, dans l’affaire Kiobel c. Royal Dutch Petroleum (Shell), marque une rupture avec l’évolution amorcée. Face à des violations graves des droits de l’homme au Niger, conjointement avec l’armée, envers des membres du peuple Ogoni en lutte contre des pollutions du Delta du Niger, la Cour exige un lien étroit avec les Etats-Unis, comme la présence du siège social, et limite la compétence universelle.
L’action civile contre Shell aux Pays-Bas offre une autre perspective. Les Etats européens pourraient prendre le relais sans pour autant avoir de compétence universelle (la loi belge de compétence universelle du 16 juin 1993 a été modifiée par une loi du 5 août 2003 exigeant des critères de rattachement). Au Royaume-Uni, la Chambre des Lords permet aux demandeurs d’introduire l’action devant les juridictions britanniques, dans l’hypothèse où les juridictions de l’autre Etat compétent manquent de moyens afin de connaître de l’affaire et de porter l’action contre la société-mère pour les actes de sa filiale : Lubbe c. Cape plc de 2000, Connelly c. RTZ de 2001. A plusieurs reprises, des accords amiables ont été conclus, par exemple en 2005 suite à une plainte déposée par l’association Sherpa en 2002 devant le TGI de Nanterre à l’encontre de Total pour les mêmes faits que ceux de l’affaire Unocal (18).
Cette RSE, si elle était stabilisée et contraignante, pourrait être la contrepartie de la responsabilité des Etats hôtes à leur égard, une sorte de « pacte de loyauté »… car, en effet, la responsabilité semble s’être renversée au détriment des Etats hôtes des investissements, au profit des Etats investisseurs (et donc de leurs entreprises).
2 – La responsabilité pour non-respect par l’Etat hôte de ses propres obligations
L’accent mis dans la résolution 1803 sur les limites du droit de nationaliser laissait entrevoir une mise sous surveillance des Etats recourant à ce genre de mesures… une responsabilité pour mauvaise utilisation ou utilisation abusive de leur droit. Aujourd’hui la pression des investisseurs et la nécessité de les attirer expliquent la responsabilisation des Etats hôtes, au-delà même des termes de la résolution.
Même si l’exception justifiant l’expropriation figure dans de nombreuses conventions bilatérales de protection des investissements, l’Etat d’accueil subit de multiples restrictions pour fonder ses initiatives et pour pouvoir échapper à la mise en œuvre de sa responsabilité.
La jurisprudence relative à l’expropriation indirecte n’est pas unifiée, mais plusieurs affaires illustrent l’évolution qui « se dessine en faveur de l’admission, très favorable à l’Etat investisseur mais pas à l’Etat d’accueil, de « mesures équivalant à une expropriation ». Dans ce contentieux, ce qui est d’abord pris en compte n’est plus la légalité intrinsèque de la mesure prise par l’Etat d’accueil, laquelle ne frappe souvent l’investissement que de façon indirecte. Ce que retiennent les arbitres, c’est davantage le critère matériel de la réalité du préjudice économique subi par l’investisseur en liaison avec l’initiative prise par l’Etat d’accueil » (19). Souvent, un article du traité va expliquer la violation commise par l’Etat hôte (spécialement dans le cadre de l’Alena), mais, parfois, sans aucun constat de la rupture de la légalité, le préjudice économique subi est suffisant (dans le cadre de l’Alena, affaire Pope and Talbot, sentences du 10 avril 2001 et du 31 mai 2002, affaire Metalclad du 30 avril 2000). Si la mesure nationale entre dans la catégorie de l’expropriation, l’Etat ne peut pas échapper à l’indemnisation, alors même qu’il n’y a pas de transfert de propriété.
La définition des règles de traitement de l’investissement ont évolué dans le même sens, passant du traitement minimal au traitement juste et équitable. Celui-ci est toujours présent dans les traités de protection des investissements et il est énoncé dans les principes directeurs de la Banque mondiale. Le droit international coutumier lui-même l’exige. L’affaire précitée Pope and Talbot interprète l’ALENA en élargissant la notion de traitement minimal pourtant visée. Ce principe général demande de concilier la situation économique de l’Etat hôte et les « attentes légitimes » de l’investisseur.
L’évolution du mode de règlement des différends relatifs à l’investissement expose aussi les Etats hôtes. Les Etats en développement se sont ralliés à la convention CIRDI et les conventions entre Etats de protection des investissements contiennent très souvent des clauses CIRDI, qui annihilent l’obligation coutumière d’épuiser préalablement les voies de recours internes. Qui plus est, désormais, depuis l’arbitrage AAPL c. Sri Lanka (1992 ?), il est permis à l’investisseur privé de se fonder directement et simplement sur le traité interétatique de protection des investissements, sans invoquer une clause compromissoire du contrat d’Etat qui prévoit encore le plus souvent le recours au juge national.
Cela offre un accès direct à la justice internationale, accès qui devait être multilatéralisé par le fameux AMI, et qui contribue déjà à faire des entreprises transnationales des sujets du droit international public, dans la mesure où le droit applicable substantiellement est bien celui conçu pour les Etats. Effectivement, les clauses des traités renvoient aux règles du traité lui-même et aux « règles pertinentes du droit international » et les sentences appliquent le droit international de la responsabilité des Etats. Ces règles prévalent sur les clauses du contrat d’Etat, au nom de la séparation des deux ordres juridiques (AES Corp. c. Argentine, 26 avril 2005 (20). Des « clauses parapluie » ou « clauses de respect des engagements » introduites dans les traités visent à éviter le risque de jugements nationaux en élevant la violation du contrat au niveau de celle du traité, mais la question de leur portée n’est pas clairement réglée, en raison du même principe de séparation des ordres juridiques…
Le système du CIRDI, d’ailleurs de plus en plus concurrencé par celui de la Cour permanente d’arbitrage, ne séduit plus certains Etats latino-américains. Déjà, lors du vote de la convention de 1965 créant le CIRDI, des Etats d’Amérique latine avaient voté contre (Argentine, Bolivie, Chili…) avant de s’y rallier plus tard, et le Brésil, contrairement à l’Argentine, championne des affaires devant le CIRDI, n’a ni signé ni ratifié la convention. Les sentences rendues à ce jour ont « fait droit, en tout ou partie, aux demandes des investisseurs dans environ 50% des cas » (21). Aujourd’hui, le regain d’intérêt pour le principe de souveraineté sur les ressources, comme un retour aux tentatives des années 20, s’est traduit par de multiples nationalisations et par la volonté de plusieurs Etats de se retirer du CIRDI : Bolivie (3 novembre 2007), Equateur (7 janvier 2010) et Venezuela (25 juillet 2012). Ces pays décident de nationaliser ou de renégocier des contrats, ce qui ne touche pas nécessairement des entreprises occidentales mais aussi des entreprises issues du même continent (par exemple la brésilienne Petrobras en Bolivie ou la mexicaine Cemex au Vénézuela). Quand l’Argentine nationalise la filiale de l’entreprise espagnole Repsol, elle s’expose à une exclusion des négociations commerciales entre l’UE et le Mercosul…
On pourrait penser que la tendance à protéger en priorité l’investisseur contre les mesures unilatérales des Etats hôtes puisse faire l’objet d’un rééquilibrage dans le changement de rôle des Etats. Face aux entreprises des Etats émergents, les Etats occidentaux ont intérêt à réagir pour garantir leurs droits d’Etats d’accueil. Mais, concernant spécialement les ressources naturelles, la dépendance européenne risque de placer l’Europe dans une position contradictoire, dans un contexte marqué par la demande croissante des Etats émergents et le poids grandissant de la finance internationale. L’UE a lancé une « Initiative sur les matières premières » en 2008 reposant sur trois piliers : sécuriser l’accès aux matières premières sur les marchés mondiaux, encourager l’offre de matières premières en provenance des Etats européens, réduire la consommation de matières premières. La stratégie européenne repose notamment sur la nécessité d’appliquer une véritable « diplomatie des matières premières » intégrée à des politiques plus générales à l’égard des Etats tiers.
Dans la Communication de la Commission au Parlement européen, au Conseil, au Comité économique et social européen et au Comité des régions « Relever les défis posés par les marchés des produits de base et les matières premières » (22), l’UE semble manier la carotte et le bâton. Elle vise une politique de développement et approvisionnement durable en matières premières au service d’une croissance durable et inclusive pour les pays en développement tout en garantissant un climat des échanges et des investissements plus prévisible. La directive sur la transparence des entreprises s’inscrit dans ce cadre (cf. supra).
Mais, en même temps, l’UE met en œuvre une stratégie commerciale à l’égard des matières premières qui consiste à négocier le libre-échange pour faire tomber les restrictions à l’exportation (la Commission européenne a identifié 450 mesures portant sur 400 matières premières) et à obtenir la sécurité juridique pour les investisseurs. De plus, il n’est pas sûr que cette politique offensive s’accompagne d’une légitime protection des intérêts économiques essentiels des Etats européens, dans le cadre d’une politique commerciale commune exclusive incluant les investissements directs étrangers (même si, dans ce domaine, le parallélisme des règles internes et externes – pour la conclusion des accords – est pérennisé par le Traité de Lisbonne).
L’APE UE-Cariforum n’en est pas l’illustration, en tout cas, pour les industries extractives, mais « l’UE a proposé l’adoption de disciplines commerciales en matière de restrictions à l’exportation dans toutes les négociations concernées, qu’elles soient bilatérales ou multilatérales (par exemple dans l’accord de libre-échange avec la Corée, ainsi que dans les dispositions relatives aux droits à l’exportation applicables à un certain nombre de matières premières, dont le bois, dans le contexte de l’adhésion de la Russie à l’OMC » (23).
Cette stratégie européenne fait l’objet de vives critiques de la part du mouvement associatif (24).
Le cycle de négociations commerciales mondiales de l’OMC, cycle de Doha lancé en 2001 et dédié au développement, devrait réfléchir à un rééquilibrage des liens entre commerce et investissement, spécialement au bénéfice des Etats en développement et pays les moins avancés. Le droit de l’investissement retrouve « ligne de sa pente naturelle, celle qui opère le lien entre commerce et investissement –après une parenthèse de près de cinq décennies, commençant après La Havane et finissant avec Marrakech » (25).
La Déclaration ministérielle de Doha du 14 novembre 2001 (26) contient, dans son programme de travail, une partie intitulée « liens entre commerce et investissement » (extrait du paragraphe 22) qui est claire à cet égard : « Tout cadre devrait refléter de manière équilibrée les intérêts des pays d’origine et des pays d’accueil, et tenir dûment compte des politiques et objectifs de développement des gouvernements d’accueil ainsi que de leur droit de réglementer dans l’intérêt général. Les besoins spéciaux des pays en développement et des pays les moins avancés en matière de développement, de commerce et de finances devraient être pris en compte en tant que partie intégrante de tout cadre, qui devrait permettre aux Membres de contracter des obligations et des engagements qui correspondent à leurs besoins et circonstances propres ».
On reconnaît ici le traitement spécial et différencié, qui, aujourd’hui, à la lumière des nouvelles responsabilités mondiales partagées, devient une facette du nouveau principe des responsabilités communes mais différenciées. La Déclaration de Doha rappelle en effet l’objectif partagé du développement durable : « Nous réaffirmons avec force notre engagement en faveur de l’objectif du développement durable, tel qu’il est énoncé dans le Préambule de l’Accord de Marrakech. Nous sommes convaincus que les objectifs consistant à maintenir et à préserver un système commercial multilatéral ouvert et non discriminatoire, et à œuvrer en faveur de la protection de l’environnement et de la promotion du développement durable peuvent et doivent se renforcer mutuellement (extrait du paragraphe 6).
II – Souveraineté sur les ressources et responsabilités communes mais différenciées
La Déclaration de Rio sur l’environnement et le développement du 14 juin 1992, issue de la Conférence des Nations unies sur l’environnement et le développement, proclame dans son principe 7 : « Les Etats doivent coopérer dans un esprit de partenariat mondial en vue de conserver, de protéger et de rétablir la santé et l’intégrité de l’écosystème terrestre. Etant donné la diversité des rôles joués dans la dégradation de l’environnement mondial, les Etats ont des responsabilités communes mais différenciées. Les pays développés admettent la responsabilité qui leur incombe dans l’effort international en faveur du développement durable, compte tenu des pressions que leurs sociétés exercent sur l’environnement mondial et des techniques et des ressources financières dont ils disposent ». Cette responsabilité est nécessairement transgénérationnelle, ce qui apparaît en filigrane dans le principe 3 de la déclaration : « Le droit au développement doit être réalisé de façon à satisfaire équitablement les besoins relatifs au développement et à l’environnement des générations présentes et futures » (27).
La nouvelle approche bouleverse-t-elle le couple souveraineté-responsabilité ? S’agit-il simplement d’une nouvelle version de la dualité des normes sur une base classique de souveraineté sur les ressources ou d’une nouvelle alliance au-delà des souverainetés ? La réalité est plus contrastée. Les responsabilités communes donnent naissance à de nouveaux corpus juridiques. Mais Point de patrimoine commun de l’humanité en perspective. La souveraineté reste bien présente (biodiversité) et, si elle ne l’est pas, c’est soi parce qu’elle n’a pas de sens (climat), soit parce que les Etats dominants ne veulent pas la reconnaître aux plus faibles (sécurité alimentaire).
A – RCD et reconnaissance de la souveraineté sur les ressources
La déclaration de Rio, malgré sa dimension globale, reste marquée du sceau de la souveraineté. Le principe 2 rappelle le principe de souveraineté sur les ressources : « Conformément à la Charte des Nations Unies et aux principes du droit international, les Etats ont le droit souverain d’exploiter leurs propres ressources selon leur politique d’environnement et de développement, … », en l’associant à la responsabilité classique des Etats pour un fait internationalement illicite (les Etats ne doivent pas causer de dommage…). La revendication de la souveraineté s’est clairement manifestée lors des discussions sur les forêts et sur la biodiversité.
1 – La souveraineté-responsabilité sur les forêts
Les forêts tropicales et équatoriales sont des ressources au cœur de l’enjeu de développement durable puisqu’elles sont une composante de l’équilibre écologique planétaire. Mais elles sont évidemment inscrites dans les limites des territoires étatiques, notamment la forêt amazonienne qui relève de quelques Etats dont le Brésil. On pouvait difficilement imaginer qu’un Etat émergent sacrifie sa souveraineté sur cet espace au profit d’une gestion internationalisée peut-être dominée par un directoire de quelques Etats… « Ces Etats, au nom de leur souveraineté sur leurs ressources naturelles, affirmée si solennellement dans les années 60, en particulier sur la base de la résolution 1803 de l’Assemblée générale, revendiquent le droit à la maîtrise de l’exploitation exclusive de ces forêts » (28).
Ils l’ont affirmé dans plusieurs déclarations précédant la réunion de Rio : Déclaration de Manaus du 6 mai 1989, proclamée par les Etats amazoniens, Déclaration de Brasilia sur l’environnement du 3 mars 1989, adoptée par l’ensemble des Etats latino-américains et des Caraïbes.
Où sont alors les responsabilités communes mais différenciées ?! Celles-ci appellent une coopération, et même une obligation de coopérer voire une obligation de contrôle international, tenant compte des différences de développement entre les Etats. La conférence de Rio s’est soldée par une simple Déclaration de principes relatifs aux forêts. Elle a été suivie d’une convention des Nations unies relative à la lutte contre la désertification en 1996. Celle-ci intègre le principe des responsabilités communes mais différenciées. La Convention remodèle le dispositif de l’assistance internationale : « Elle cherche à engager les pays et institutions donateurs et les pays bénéficiaires dans un nouveau partenariat. Dans le cas de l’Afrique, les rôles respectifs des donateurs et des bénéficiaires sont définis avec précision dans des accords de partenariat élaborés conjointement. L’objectif est de faire en sorte que les programmes de financement soient mieux coordonnés, que le financement soit fondé sur les besoins des pays touchés, que les donateurs puissent être assurés que leurs fonds seront utilisés à bon escient, et que les bénéficiaires tirent le meilleur parti des sommes placées à leur disposition ».
Rien de très original cependant, la convention ne fait que reprendre l’idée des transferts financiers et de technologie des années 60 et 70. La seule différence fondamentale réside dans la perspective de cette aide nord-sud ; l’aide ne vise pas le développement des Etats du sud pour qu’ils rattrapent celui des Etats du Nord ou qu’ils s’insèrent dans le commerce mondial, elle vise à aider les Etats en développement à assumer leur part de responsabilité dans la survie de la planète. L’aide devient un moyen de respecter une obligation commune.
2- La souveraineté-responsabilité sur la biodiversité
Le premier projet de convention sur la diversité biologique retenait la qualification de patrimoine commun de l’humanité, mais cette notion se retrouve de façon très diluée dans le texte adopté le 5 juin 1992 (29). Trois considérants successifs du préambule donnent le ton : « Affirmant que la conservation de la diversité biologique est une préoccupation commune à l’humanité » (paragraphe 3) ; Réaffirmant que les Etats ont des droits souverains sur leurs ressources biologiques (paragraphe 4) ; Réaffirmant également que les Etats sont responsables de la conservation de leur diversité biologique et de l’utilisation durable de leurs ressources biologiques ». Les Etats, en particulier les « biodivers », principalement des Etats du sud, sont donc souverains sur leurs ressources biologiques. En même temps, tous les Etats sont responsables, dans la perspective de la survie de l’humanité et donc à l’égard des générations futures.
La convention, en son article 3 (Principe), reprend exactement la formulation du principe 2 de Rio sur la souveraineté. Malgré tout, la convention tente de concilier cette souveraineté – digne de protection compte tenu des pressions passées et actuelles sur ces ressources – et l’impératif de l’accès aux fins d’utilisation écologiquement rationnelle. Ainsi, l’accès « est soumis au consentement préalable donné en connaissance de cause ». Cette souveraineté, comme une « souveraineté décentralisée», se concilie avec l’autonomie des peuples autochtones dans le Protocole de Nagoya sur l’accès aux ressources génétiques et le partage juste et équitable des avantages découlant de leur utilisation du 29 décembre 2010, selon lequel les Parties contractantes doivent prendre des mesures pour s’assurer du consentement préalable donné en connaissance de cause de ces communautés.
Quant à la responsabilité, la convention applique le principe des RCD, d’une part, à travers les articles 16 (accès à la technologie et transfert de technologie) et 19 (Gestion de la biotechnologie et répartition des avantages), d’autre part, dans l’article 20 (Ressources financières).
On y reconnaît le droit à des transferts de technologie (y compris à la technologie protégée par des droits de propriété intellectuelle) et le droit à des transferts financiers (par des ressources financières nouvelles et additionnelles). Rien d’original dans cette dualité des normes, si ce n’est la dimension mondiale du partenariat qui doit soutenir ces transferts. Il revient aux Etats parties le soin de développer les normes internationales dans des protocoles et de les intégrer dans leurs droits nationaux. Un récent protocole additionnel au Protocole de Carthagène sur la prévention des risques biotechnologiques, le Protocole de Nagoya-Kuala Lumpur, adopté le 15 décembre 2010 (et pas encore entré en vigueur) porte sur la « responsabilité et la réparation ».
Toutefois, l’affaire Communautés Européennes-Mesures affectant l’approbation et la commercialisation de produits biotechnologiques, sur plainte des Etats-Unis d’Amérique, du Canada et de l’Argentine, montre qu’il sera difficile de concilier les préoccupations des Etats parties avec les règles du commerce mondial. (Rapport du groupe spécial du 29 septembre 2006). D’une part, l’accord SPS de l’OMC fait porter la charge de la preuve (de la nocivité) sur les Etats qui invoquent la précaution, principe de précaution « en trompe l’œil » par comparaison avec la Déclaration de Rio. D’autre part, la CE demandait que l’accord SPS soit interprété « par référence aux règles pertinentes de droit international apparaissant en dehors du contexte de l’OMC », c’est-à-dire par référence au Protocole de Carthagène. Or, le groupe spécial suit l’article 31 de la Convention de Vienne sur le droit des traités qui mentionne « toute règle pertinente de droit international applicable dans les relations entre les Parties », ce qui est seulement le cas des règles de l’OMC.
Geneviève Dufour (30) se questionne « quant à la capacité de l’OMC d’intégrer le reste du droit international public et plus globalement quant à la cohérence et à l’unité du droit international ». Mireille Delmas-Marty dénonce, à juste titre, une situation d’isolement clinique du droit international économique et plaide pour une « marge sociale (nationale ou régionale) d’acceptabilité et de gravité subjective» (31). Mais le système européen d’approbation avant commercialisation s’aligne sur la version OMC du principe de précaution, puisqu’il exige l’existence d’une situation susceptible de présenter un risque important mettant en péril de façon manifeste la santé humaine, la santé animale ou l’environnement, et non une simple absence de certitude scientifique absolue (comme le montre la question préjudicielle à la CJUE du 8 septembre 2011, dans l’affaire du maïs Monsanto 810). En même temps, il reconnaît une marge de manœuvre nationale… pas facile à utiliser par les Etats.
Le Protocole sur la responsabilité et la réparation répond au principe 13 de la Déclaration de Rio sur l’obligation de développer le droit international de la responsabilité en matière de développement durable. C’est un Protocole a minima pour aider les Etats à élaborer des régimes de responsabilité spécifiques aux dommages résultant d’OGM. C’est un texte néanmoins important dans la stratégie de confrontation aux normes du commerce mondial et à leur philosophie.
Grâce à ses différentes applications conventionnelles, le principe des RCD peut prétendre accéder à la qualité de règle coutumière du droit international. Mais l’absence de participation des Etats-Unis au corpus biodiversité et les différences d’approche de la précaution (conception tactique et simple méthode ou conception stratégique et principe de droit) empêchent la formation d’une coutume universelle sur un contenu stable et précis.
Encore plus hypothétique est la concrétisation juridique de la responsabilité à l’égard des générations futures. Comment organiser la responsabilité à l’égard d’un sujet de droit qui n’existe pas encore ? Mireille Delmas-Marty (32), reprend à son compte une chronique de Catherine Thibierge (33), qui distingue trois types de responsabilités. Une responsabilité-sanction fondée sur la faute et centrée sur l’auteur, une responsabilité-indemnisation, fondée sur le risque et centrée sur la victime, une responsabilité-anticipation, fondée sur la menace de risques majeurs et centrée sur les générations futures, et plus largement sur « le vivant ».
Mireille Delmas-Marty systématise cette analyse : « on ajouterait ainsi aux formes traditionnelles de la responsabilité pénale ou administrative, qui tend à punir l’auteur en fonction de sa faute passée, et de la responsabilité civile, qui attribue réparation à la victime en fonction de son dommage présent, une nouvelle forme de responsabilité qui conduirait à prendre des mesures conservatoires au nom des générations futures en fonction de la menace de risques majeurs dans l’avenir ». Cette forme de responsabilité universelle pourrait donner compétence universelle aux juridictions nationales
Benoît Delaunay (34) resitue les trois formes de responsabilité dans le temps de la responsabilité – XIXè pour la responsabilité-sanction, XXè pour la responsabilité-indemnisation, XIXè pour la troisième – et note que les chevauchements entre les trois peuvent constituer « un précieux enseignement pour la question de la responsabilité envers les générations futures, qui pourrait prendre appui sur la théorie mixte de la sanction préventive. « Une sanction préventive est prononcée dès lors que se manifeste une séparation entre l’atteinte matérielle (le dommage) et les conséquences juridiques attachées à cette atteinte sur la personne ou son patrimoine (le préjudice). Le juge peut ainsi accorder une portée préventive à la sanction qu’il prononce, soit parce que l’atteinte n’a pas encore eu lieu mais qu’il retient déjà ses conséquences en droit, soit que l’atteinte a eu lieu mais qu’il n’exige pas que ses conséquences se fassent ressentir juridiquement au moment où il statue ».
En effet, le juge ne pouvant statuer « in futurum et donc répondre à des questions qui ne se posent pas encore », il faut « se demander si la solution ne tient pas davantage dans la prévention du dommage que dans sa réparation » (35). Le colloque de Versailles-Poitiers de 2010 s’est penché sur toutes les difficultés juridiques d’une telle responsabilité, relatives à l’objet de la responsabilité (la notion de générations futures, la nature individuelle ou collective de la responsabilité, le champ de la protection (au-delà de l’environnement), et relatives au droit applicable (identification des protagonistes, la reconstitution de la chaîne de responsabilité, l’éventuel manquement au principe de précaution). Pour constater que « le droit n’est certainement pas prêt ni surtout adapté à apporter une solution satisfaisante aux défis auxquels la responsabilité envers les générations futures le soumet » (36), sans rejeter toute pertinence philosophique ou juridique à la juridicisation de cette responsabilité.
La Déclaration sur la responsabilité des générations présentes envers les générations futures, adoptée par la Conférence générale de l’UNESCO le 12 novembre 1997, invite à faire preuve d’imagination. Elle consacre son article 4 aux ressources naturelles : « Les générations présentes ont la responsabilité de léguer aux générations futures une Terre qui ne soit pas un jour irrémédiablement endommagée par l’activité humaine. Chaque génération, recevant temporairement la Terre en héritage, veillera à utiliser raisonnablement les ressources naturelles et à faire en sorte que la vie ne soit pas compromise par des modifications nocives des écosystèmes et que le progrès scientifique et technique dans tous les domaines ne nuise pas à la vie sur Terre » (37).
Le couple souveraineté sur les ressources biologiques/responsabilité n’est sans doute pas la réponse la plus appropriée, elle n’a pas assuré à ce jour un contrôle suffisant pour stopper la dégradation de la diversité biologique… La notion de patrimoine commun de l’humanité devrait être remise au goût du jour, quitte à être réinterprétée dans le contexte actuel. La Déclaration de l’Unesco susmentionnée l’écrit dans son article 8 Patrimoine commun de l’humanité : « Les générations présentes devraient faire usage du patrimoine commun de l’humanité, tel qu’il est défini dans le droit international, sans le compromettre de manière irréversible ». Ce n’est toujours pas le cas dans les hypothèses qui suivent, bien que la notion de souveraineté soit absente (trop ou pas assez !).
B- RCD et renonciation à la souveraineté sur les ressources
Le principe des RCD, pour des raisons différentes, apparaît encore dans deux cas où se manifestent des enjeux actuels, celui du climat et celui de la sécurité alimentaire.
1 – RCD et dépassement de la souveraineté : l’enjeu climatique
C’est encore dans le domaine de l’environnement que se manifeste le principe de responsabilité, et, a priori, le couple souveraineté-responsabilité. En effet, la convention-cadre des Nations-unies sur les changements climatiques adoptée le 9 mai 1992 (38) à la veille du Sommet de Rio prend soin de rappeler, ici aussi, dans son préambule le principe de souveraineté dans les termes habituels : « Rappelant que, conformément à la Charte des Nations Unies et aux principes du droit international, les États ont le droit souverain d’exploiter leurs propres ressources selon leur propre politique d’environnement et de développement, et ont le devoir de faire en sorte que les activités exercées dans les limites de leur juridiction ou sous leur contrôle ne causent pas de dommage à l’environnement dans d’autres États ou dans des régions ne relevant d’aucune juridiction nationale, Réaffirmant que le principe de la souveraineté des États doit présider à la coopération internationale destinée à faire face aux changements climatiques ».
Mais la souveraineté sous-tend les mesures nationales qui doivent être prises, en coopération avec les autres Etats ; elle ne porte pas directement sur la ressource qui est en cause, à savoir le climat mondial, digne de protection pour les générations présentes et futures. Le climat, contrairement à la biodiversité, territorialement située, n’appartient à personne et peut être considéré plus facilement comme un bien public mondial. Idée de David Hume au XVIIIè siècle reprise par Paul Samuelson en 1954/1955, le bien public mondial obéit à deux principes, l’absence de rivalité de consommation, l’absence d’exclusion de la consommation. C’est un construit historique, qui dépend de la technologie, de l’environnement juridique, de la rareté du bien, de la demande sociale. Il implique une action collective. Les travaux du PNUD ont été relayés par un groupe de travail franco-suédois, qui a identifié six biens publics mondiaux, paix et sécurité, commerce mondial, stabilité financière internationale, gestion durable des ressources naturelles, prévention et contrôle des maladies transmissibles, connaissances et recherche (39).
Le climat ne peut qu’être situé dans la catégorie des ressources naturelles. Sauf que les nouvelles technologies peuvent aujourd’hui renverser le jeu des critères. La géo-ingénierie, qui vise à modifier le climat et l’équilibre énergétique terrestre, afin de contrer les changements climatiques, pourrait permettre à des Etats de s’approprier la ressource climatique. Les Parties à la convention Biodiversité ont adopté un moratoire non contraignant le 29 octobre 2010 sur ces expérimentations….
Le Protocole de Kyoto du 11 décembre 1997 entré en vigueur le16 février 2005 met en place un marché des émissions de gaz à effet de serre. Pour Mireille Delmas-Marty, « A première vue, l’évolution juridique en matière de climat pouvait sembler rapide et la synergie entre la protection du climat et l’organisation d’un marché des émissions de GES exemplaire ; à la fois efficace (donc durable) et légitime (donc équitable). Mais les contradictions sont loin d’être résolues » (40). Le dispositif de Kyoto repose sur la prévention et la responsabilité. Côté prévention, la chambre de facilitation fournit des conseils et des aides aux Etats, notamment pour la mise en oeuvre des engagements chiffrés de réductions des émissions.
Le Protocole de Kyoto met en application le principe des RCD. D’après la convention-cadre, non seulement les Etats développés doivent assurer des transferts de technologie et des transferts financiers, mais, en plus, ces Etats doivent être à l’avant-garde de la lutte contre le changement climatique.
D’après l’article 3 « Principes », « Dans les mesures qu’elles prendront pour atteindre l’objectif de la Convention et en appliquer les dispositions, les Parties se laisseront guider, entre autres, par ce qui suit:
1. Il incombe aux Parties de préserver le système climatique dans l’intérêt des générations présentes et futures, sur la base de l’équité et en fonction de leurs responsabilités communes mais différenciées et de leurs capacités respectives. Il appartient, en conséquence, aux pays développés parties d’être à l’avant-garde de la lutte contre les changements climatiques et leurs effets néfastes.
2. Il convient de tenir pleinement compte des besoins spécifiques et de la situation spéciale des pays en développement parties, notamment de ceux qui sont particulièrement vulnérables aux effets néfastes des changements climatiques, ainsi que des Parties, notamment des pays en développement parties, auxquelles la Convention imposerait une charge disproportionnée ou anormale ».
Côté responsabilité, il revient à la chambre de l’exécution de constater une situation de non-conformité et de prononcer des sanctions adaptées à la problématique, tel l’alourdissement des engagements de réduction d’émissions pour la période d’engagements suivante, avec possibilité d’un recours non suspensif devant un organe politique, la Conférence des parties. Le système cherche moins à dénoncer un manquement au droit qu’à aider l’Etat à respecter le droit. Il s’agit d’un système de contrôle du non-respect qui évite le terme de violation. Parce que les normes sont imprécises, les dommages diffus et le lien de causalité difficile à repérer, la responsabilité douce remplace la responsabilité classique des Etats. En contrepartie, se dessine une évolution vers la criminalisation des atteintes graves à l’environnement. D’après son statut, la Cour pénale internationale pourrait juger des crimes de guerre à dimension environnementale : le fait de diriger intentionnellement une attaque en sachant qu’elle causera incidemment des dommages étendus, durables et graves à l’environnement naturel, c’est-à-dire excessifs par rapport à l’avantage militaire.
De plus, les pays en développement se verront imposer à leur tour des obligations si les Etats développés tiennent leurs engagements en matière de transferts (article 4 paragraphe 7).
D’après le Protocole, les Etats en développement n’ont pas encore d’obligations de réduction, l’enjeu actuel de l’après-Kyoto étant de les faire entrer dans le système d’engagements de réduction. L’accord de Doha du 8 décembre 2012 se contente d’un prolongement a minima du protocole dans l’attente d’un accord en 2015 pour l’après-2020…
Mireille Delmas-Marty souligne la légitimité de ce système car le principe de la RCD est « supposé assurer la synergie entre développement durable et équitable ». Elle compare le principe à la marge nationale d’appréciation utilisée par la Cour européenne des droits de l’homme. Mais elle critique la trop grande simplicité du principe appliqué dans le temps : « ce principe illustre l’idée d’un espace normatif à plusieurs vitesses mais limite la « polychronie » à deux catégories, ce qui peut sembler réducteur au regard de la diversité des situations nationales » (41).
En ce qui concerne les responsabilités communes, tous les Etats doivent contribuer à financer des projets pour un développement propre (avec priorité aux pays en développement les plus vulnérables) et la Banque mondiale doit gérer un « fond vert du climat », officiellement lancé en 2011 (en décembre 2013, la ville d’accueil en Corée du sud a été choisie). La procédure de contrôle et de vérification de ce fonds a été définie comme « non intrusive, non punitive et respectant la souveraineté nationale ». La souveraineté n’est jamais loin… du moins celle des Etats.
2 –RCD et négation de la souveraineté : l’enjeu de sécurité alimentaire
La sécurité alimentaire figure parmi les dix domaines proposés pour réorienter d’urgence le développement, aux côtés du développement durable comme réponse à la crise économique et à la pauvreté ou de l’accès à l’emploi et à un travail décent. Ces objectifs de développement durable/ODD pourraient remplacer les OMD/objectifs du Millénaire pour le développement en 2015 (42)
Or, en novembre 2009, quand le sommet mondial de la FAO/OAA/Organisation pour l’alimentation et l’agriculture discute de la sécurité alimentaire, le forum des ONG s’interroge sur la souveraineté alimentaire des peuples !
Au commencement, il y a le droit à l’alimentation. D’après l’article 11 du PIDEC/Pacte international sur les droits économiques, sociaux et culturels, « 1. Les Etats parties au présent pacte reconnaissent le droit de toute personne à un niveau de vie suffisant pour elle-même et sa famille, y compris une nourriture, 2. Les Etats parties…, reconnaissant le droit fondamental qu’à toute personne d’être à l’abri de la faim, adoptent, individuellement ou au moyen de la coopération internationale, les mesures nécessaires,… ». Ce droit à une nourriture et ce droit – fondamental – à ne pas souffrir de la faim sont des droits de l’homme, des droits individuels.
La sécurité alimentaire, inscrite à l’agenda de la FAO, est définie par cette organisation : elle « est assurée quand toutes les personnes, en tout temps, ont économiquement, socialement et physiquement accès à une alimentation suffisante, sûre et nutritive, qui satisfait leurs besoins nutritionnels et leurs préférences alimentaires pour leur permettre de mener une vie active (Sommet mondial de l’alimentation, 1996). Elle peut être vue comme la condition du droit à l’alimentation ; elle exige une action politique de la part des Etats, et, à défaut, elle tend à devenir un droit justiciable devant la justice nationale (il l’est déjà dans quelque 54 pays selon les estimations de la FAO).
Le principe de souveraineté alimentaire relève d’une autre philosophie. Il découle du principe de souveraineté sur les ressources naturelles. En effet, à partir de 1974, L’Assemblée générale des Nations Unies inclut dans le champ de ce principe toutes les activités économiques d’exploration, exploitation, transformation et commercialisation des richesses nationales ; ce qui inclut donc les ressources agricoles. D’ailleurs, le précédent de la réforme agraire et de l’expropriation au Guatemala en 1953 concernait des terres agricoles. La souveraineté va plus loin que la sécurité alimentaire. La sécurité alimentaire peut être assurée dans la dépendance, par de l’assistance ou des contrats ; la souveraineté alimentaire va plus loin. Elle est un droit du peuple et de l’Etat, son représentant, vis-à-vis des autres Etats et des entreprises transnationales de l’agroalimentaire. Elle désigne « leur capacité à maîtriser les ressorts de leur alimentation » (43). Elle fonde la capacité des Etats de définir leurs propres politiques agricoles et alimentaires, dans le respect de la souveraineté des autres Etats, et elle peut légitimer des mesures protectionnistes à l’encontre du libre-échange. La souveraineté alimentaire peut être vue comme la condition fondamentale d’une sécurité durable.
Cette souveraineté alimentaire n’est pas vérifiée aujourd’hui dans les pays en développement, alors que ceux-ci abritent 98% des sous-alimentés et que ces personnes sous-alimentées dans le monde sont pour les deux-tiers des paysans. Cette souveraineté ne peut être vérifiée car ces Etats n’ont pas les moyens ou pas la volonté de résister à « la financiarisation des terres et des ressources naturelles » (44).
Parfois, la souveraineté des uns se heurte à la sécurité des autres : « Certains gouvernements cherchent à assurer leur sécurité alimentaire en achetant des terres agricoles et des moyens de production alimentaire à l’étranger, ainsi qu’en encourageant les investissements de leurs énormes compagnies nationales dans l’agriculture » (45). Comment faire autrement que de « construire la sécurité alimentaire par la souveraineté alimentaire » (46) ?
Souvent, les Etats hôtes des investissements portent atteinte à leur propre souveraineté en facilitant les investissements dans le domaine agricole au détriment de l’accès à l’alimentation de tout ou partie de leur population. Le principe de souveraineté permanente des peuples sur leurs ressources (accaparé en d’autres temps par les gouvernements) reprend alors tout son sens. Il pourrait être opposé aux gouvernements indirectement ou directement complices des pressions des sociétés transnationales et fonder la mise en jeu de leur responsabilité face aux peuples, au-delà même de l’opposabilité des droits humains, évidemment en cause dans une telle situation.
On comprend que les Etats, qui raisonnent en termes de sécurité à la FAO, ne soient pas prêts à raisonner en termes de souveraineté. La stratégie globale de la FAO vise en particulier à s’attaquer aux causes profondes de l’insécurité alimentaire, mais on ne trouve pas trace directe de l’impact des entreprises transnationales : il s’agit de promouvoir les gains de productivité, l’accès aux ressources, la propriété foncière, les bénéfices en termes d’emploi et d’éducation… Le Sommet de la FAO de juin 2008 a recommandé trois types de mesures : l’aide alimentaire, la limitation des fluctuations inhabituelles du prix des céréales et la mise en place de mesures pour aider les petits producteurs à accroître leur production et à s’intégrer dans les marchés, la prise en compte des nécessités de la sécurité alimentaire dans la production des biocarburants. C’est donc surtout la perspective de l’assistance et du marché.
La RSE progresse dans le domaine agricole, selon deux canaux de négociation, celui de la Banque mondiale, qui a produit des principes d’investissements responsables en agriculture, et celui de la FAO, qui a abouti à des Directives volontaires sur la gouvernance foncière de mars 2011 et qui continue à mobiliser tous les acteurs concernés (Etats, secteur privé et société civile). Mais il s’agit toujours de normes juridiquement non contraignantes.
Les récents résultats de cycle de Doha de l’OMC/Organisation mondiale du commerce confirment les limites imposées à la souveraineté des Etats sur leurs ressources alimentaires. Le récent accord de Bali du 7 décembre 2013, dont le texte définitif sera adopté par le Conseil général d’ici au 31 juillet 2014. comprend un volet Agriculture. La question de la protection des programmes de détention de stocks publics à des fins de sécurité alimentaire dans les pays en développement a été provisoirement réglée (dans l’attente d’une solution définitive d’ici 2017), afin que ces stocks ne soient pas juridiquement contestés, même si les limites du soutien interne ayant des effets de distorsion des échanges fixées pour un pays sont dépassées.
L’accord sur l’agriculture (Marrakech, 1995) prévoit en effet déjà des restrictions. Lorsque les gouvernements achètent aux agriculteurs des denrées alimentaires à des prix bénéficiant d’un soutien pour constituer des stocks, cela entre dans le soutien interne de la « catégorie orange » (on considère qu’il fausse les échanges en affectant les prix du marché et les quantités produites). Le soutien au titre de cette catégorie est limité, selon l’annexe 2 de l’Accord sur l’agriculture :
Annexe 2: Soutien Interne – Base De l’Exemption des Engagements de Réduction
« 1. Les mesures de soutien interne qu’il est demandé d’exempter des engagements de réduction répondront à une prescription fondamentale, à savoir que leurs effets de distorsion sur les échanges ou leurs effets sur la production doivent être nuls ou, au plus, minimes. En conséquence, toutes les mesures qu’il est demandé d’exempter devront être conformes aux critères de base suivants:
a) le soutien en question sera fourni dans le cadre d’un programme public financé par des fonds publics (y compris les recettes publiques sacrifiées) n’impliquant pas de transferts de la part des consommateurs; et
b) le soutien en question n’aura pas pour effet d’apporter un soutien des prix aux producteurs;
ainsi qu’aux critères et conditions spécifiques indiqués ci-dessous, suivant les politiques. (…)
3). Détention de stocks publics à des fins de sécurité alimentaire
Dépenses (ou recettes sacrifiées) en rapport avec la formation et la détention de stocks de produits faisant partie intégrante d’un programme de sécurité alimentaire défini dans la législation nationale. Peut être comprise l’aide publique au stockage privé de produits dans le cadre d’un tel programme.
Le volume et la formation de ces stocks correspondront à des objectifs prédéterminés se rapportant uniquement à la sécurité alimentaire. Le processus de formation et d’écoulement des stocks sera transparent d’un point de vue financier. Les achats de produits alimentaires par les pouvoirs publics s’effectueront aux prix courants du marché et les ventes de produits provenant des stocks de sécurité, à des prix qui ne seront pas inférieurs au prix courant du marché intérieur payé pour le produit et la qualité considérés ».
Un certain nombre de pays en développement ont en effet critiqué la manière dont le soutien est calculé, et qui rend de plus en plus difficile le fait de rester dans la limite. C’est un enjeu important pour eux, spécialement lorsque les stocks de la catégorie orange sont destinés à des programmes qui servent aussi à approvisionner des consommateurs à faible revenu. Une proposition visait à « modifier l’Accord sur l’agriculture de sorte que le soutien accordé sous cette forme dans les pays en développement — c’est-à-dire pour aider les agriculteurs à faible revenu ou ceux qui sont dotés de ressources limitées — soit considéré comme relevant de la « catégorie verte » et soit par conséquent autorisé sans limitation » (47). Mais cette modification a été trop controversée et c’est un texte de compromis qui a été retenu, la décision ministérielle du 7 décembre 2013 (48).
Les Membres s’abstiendraient temporairement d’intenter une action dans le cadre du règlement des différends (clause de “modération” parfois appelée “clause de paix”) si un pays en développement dépassait les limites auxquelles il avait droit au titre de la catégorie orange à cause de la détention de stocks à des fins de sécurité alimentaire. Les travaux pour parvenir à une solution à plus long terme se poursuivraient après la Conférence ministérielle. Les pays recourant à ces politiques fourniraient des données et autres renseignements à jour sur ce qui était en jeu de manière que les autres pays puissent voir ce qui se passait. Ceci a été acquis (provisoirement).
« Mais les Membres n’étaient pas d’accord sur un certain nombre de points, et les compromis les plus difficiles étaient destinés à les rendre aussi acceptables que possible. Ces points concernaient notamment: les “sauvegardes” permettant de garantir que les programmes de détention de stocks publics ne fassent pas l’objet d’une utilisation abusive et que les produits alimentaires mis en circulation n’affectent pas les échanges, le nombre de produits admissibles (“cultures vivrières de base traditionnelles”), la durée d’application de la clause de modération et les travaux pour l’après-Bali » (49).
Selon un extrait de la décision, « 2. Durant la période provisoire, jusqu’à ce qu’une solution permanente soit trouvée, et sous réserve que les conditions énoncées ci-après soient remplies, les Membres s’abstiendront de contester, dans le cadre du Mécanisme de règlement des différends de l’OMC, le respect par un Membre en développement de ses obligations au titre des articles 6:3 et 7:2 b) de l’Accord sur l’agriculture en ce qui concerne le soutien accordé pour les cultures vivrières essentielles traditionnelles2 conformément aux programmes de détention de stocks publics à des fins de sécurité alimentaire existant à la date de la présente décision, qui sont compatibles avec les critères énoncés au paragraphe 3, dans la note de bas de page 5 et dans la note de bas de page 5&6 de l’Annexe 2 de l’Accord sur l’agriculture lorsque le Membre en développement respectera les termes de la présente décision ».
Ainsi, l’Etat qui souhaite détenir des stocks est soumis à les obligations de notification et transparence, des obligations anti-contournement/sauvegardes et à la surveillance du comité de l’agriculture :
« NOTIFICATION ET TRANSPARENCE
3. Un Membre en développement relevant de la présente décision devra:
a. avoir notifié au Comité de l’agriculture qu’il dépasse ou risque de dépasser une ou les deux limites de la mesure globale du soutien (MGS) (la MGS totale consolidée du Membre ou le niveau de minimis) en raison des programmes susmentionnés;
b. s’être acquitté et continuer de s’acquitter de ses obligations en matière de notification du soutien interne au titre de l’Accord sur l’agriculture conformément au document G/AG/2 du 30 juin 1995, comme il est spécifié dans l’annexe;
ANTICONTOURNEMENT/SAUVEGARDES
4. Tout Membre en développement qui demandera que des programmes soient visés par le paragraphe 2 veillera à ce que les stocks achetés dans le cadre de ces programmes n’aient pas d’effet de distorsion des échanges et n’aient pas d’effet défavorable sur la sécurité alimentaire d’autres Membres.
5. La présente décision ne sera pas utilisée d’une manière qui entraîne un accroissement du soutien soumis à la limite de la MGS totale consolidée du Membre ou à la limite de minimis accordé au titre de programmes autres que ceux qui sont notifiés au titre du paragraphe 3.a. (…)
SURVEILLANCE
7. Le Comité de l’agriculture surveillera les renseignements communiqués au titre de la présente décision ».
La décision ministérielle a pour effet de geler les programmes de détention existant à la date de la décision. Certes, les pays en développement obtiennent aussi une décision du même jour « Services de caractère général » (décision ministérielle du 7 décembre 2013), qui reconnaît « la contribution que les programmes de services de caractère général peuvent apporter au développement rural, à la sécurité alimentaire et à la réduction de la pauvreté, en particulier dans les pays en développement ». Mais il s’agit de programmes concernant la réforme foncière et la garantie des moyens d’existence en milieu rural, comme la « conservation des sols et gestion des ressources » ou « les programmes d’emploi en milieu rural ».
Le mouvement paysan international a dénoncé « une clause de paix qui met en péril le droit à l’alimentation » (50). « En échange du coûteux et légalement contraignant accord sur la facilitation des échanges, « les pays en voie de développement » ne reçoivent rien : la très mauvaise « clause de paix » viole le droit à l’alimentation et met en péril le droit à la souveraineté alimentaire puisqu’elle impose de nombreuses restrictions quant à la capacité des « pays en développement » d’apporter un soutien aux petits paysans et aux populations les plus pauvres ; la clause de paix ne s’applique qu’aux programmes de sécurité alimentaire de stocks publics existants qui dépassent la mesure globale de soutien (MGS) ou le soutien minimal, de minimis, à la date de la décision, ce qui signifie concrètement que seule l’Inde peut utiliser cette clause et qu’aucun futur programme de sécurité alimentaire des « pays en développement » ne sera autorisé… plus important encore, « les « pays en développement » devront reconnaître le fait de violer les règles de l’OMC avant de pouvoir appliquer la clause de paix ».
La responsabilité de ces pays ne pourra donc pas être engagée…mais sous réserve qu’ils respectent bien les termes de l’accord. C’est une souveraineté alimentaire restreinte et sous haute surveillance au nom de la liberté du commerce.
On peut voir dans ce mécanisme de détention des stocks une autre application des responsabilités différenciées puisqu’il bénéficie aux membres en développement, cependant on peut finalement douter de la mise en œuvre des responsabilités communes dans ce domaine, les autres Etats défendant leurs intérêts commerciaux face à la souveraineté alimentaire et n’acceptant un compromis que pour faire accepter le paquet de Bali. Mais l’OMC ne s’occupe que des obstacles au commerce et non de la souveraineté ou de la sécurité alimentaires. La première et même la seconde sont finalement victimes d’un nouveau dommage causé par « l’isolement clinique » des organisations internationales !
Isabelle Hannequart
- Pierre-Marie Dupuy et Yann Kerbrat, Droit international public, Dalloz, p.572 [↩]
- Résolution de l’Assemblée générale des Nations Unies, www.ohchr.org [↩]
- Communication de la Commission au Parlement européen, au Conseil, au Comité économique et social européen et au Comité des Régions, Relever les défis posés par les marchés des produits de base et les matières premières, COM(2011) 25 final [↩]
- Jacques Chevalier, L’Etat post-moderne, LGDJ, coll. Droit et société, 2008 , p.12 [↩]
- Dominique Rosenberg, Quelques observations sur la souveraineté économique de l’Etat post-moderne, in Penser la science administrative dans la post-modernité, Mélanges en l’honneur de Jacques Chevalier, LGDJ, p. 554 [↩]
- Dominique Rosenberg, Le principe de souveraineté des Etats sur les ressources naturelles, LGDJ, 1983 7- Dominique Rosenberg, op. cit. [↩]
- Relations entre les accords internationaux sur l’investissement, Direction des affaires financières et des entreprises, documents de travail sur l’investissement international, Numéro 2004/1, OCDE [↩]
- François-Xavier Priollaud et David Siritzky, Le traité de Lisbonne, La Documentation française, Paris, 2008, p. 305 [↩]
- Arrêt du 26 juillet 1927, série A, n°9, p. 27-28 [↩]
- Droit international du développement, Tiers monde et interpellation du droit international, coll. Mondes en devenir, Berger-Levrault, 1983, p. 116 [↩]
- CIJ, arrêt du 19 décembre 2005, Recueil 2005, p. 168 [↩]
- Activités armées sur le territoire du Congo (RDC c. Ouganda) : plaidoyer pour une Commission Nationale d’indemnisation des victimes, Fidèle Zegbe Zegs, Avocat au Barreau de Kinshasa/Gombe (RDC), diplômé d’études spécialisées en droit international (ULB, Belgique [↩]
- RDC : Kinshasa poursuit sa diplomatie de « la mouche du coche », Congo Times, 28 mai 2013 [↩]
- Recueil 1962, p.240 [↩]
- Recueill 1995, p.90 [↩]
- N° 2368/2002, JOCE, 31 décembre 2002, L358/28 [↩]
- JOUE, 29 juin 2013, L182/19 [↩]
- Les affaires Total et Unocal : complicité et extraterritorialité dans l’imposition aux entreprises d’obligations en matière de droits de l’homme, O. de Schutter, AFDI, 2006, p.55 [↩]
- Dupuy et Kerbrat, op. cit. [↩]
- E. Gaillard, JDI, janvier-février-mars 2006, p.224 [↩]
- Op. cit., p.796 [↩]
- 2 février 2011, COM(2011) 25 final [↩]
- Op.cit., p.14 [↩]
- Mettre l’UE et sa politique commerciale sur les matières premières hors d’état de nuire, Ritimo, CRID/Centre de recherche et d’information pour le développement, collectif de 53 associations françaises de solidarité internationale, www.crid.asso.fr [↩]
- Patrick Juillard, Conclusions générales, in Où va le droit de l’investissement ? Désordre normatif et recherche d’équilibre, sous la direction de Ferhat Horchani, Pedone, 2007, p.317 [↩]
- WT/MIN(01)/DEC/20 novembre 2001 [↩]
- www.un.org/french/events/rio92/rio-fp.htm [↩]
- www.un.org/french/events/rio92/rio-fp.htm [↩]
- www-cdb.int [↩]
- Les OGM à l’OMC : résumé critique du rapport du groupe spécial dans l’affaire CE-Produits biotechnologiques, Revue québécoise de droit international, hors-série, p.309 [↩]
- Résister, responsabiliser, anticiper, Le Seuil, 2013, p.186 [↩]
- Les forces imaginantes du droit. Le relatif et l’universel, Le Seuil, 2004, p.373 [↩]
- Avenir de la responsabilité, responsabilité de l’avenir, Dalloz, 2004, chr.577 [↩]
- Le fait générateur de la responsabilité envers les générations futures, in Quelle responsabilité juridique envers les générations futures ?, sous la direction de Jean-Paul Markus, Dalloz, 2012, p.224 [↩]
- François Hervouet, Synthèse, antithèse, perspectives, in Quelle responsabilité juridique envers les générations futures ?, op. cit, p.310 [↩]
- Op. cit., p.320 [↩]
- http://portal.unesco.org [↩]
- Unfccc.int/portal_francophone/items/3072.ph/ [↩]
- Johan Norberg, Plaidoyer pour la mondialisation capitaliste, Plon, 2003 [↩]
- Mireille Delmas-Marty, op. cit., p.61 [↩]
- Op. cit., p.62 [↩]
- Un nouveau partenariat mondial : vers l’éradication de la pauvreté et la transformation des économies par le biais du développement durable, rapport du groupe de personnalités de haut niveau chargé du programme de développement pour l’après-2014, Nations Unies, 2013 [↩]
- Les nouveaux enjeux de la souveraineté alimentaire, publication du CCFD-Terre solidaire, 2013, p.4 [↩]
- Accaparement des terres et des ressources. Un révélateur des limites du modèle dominant, Jean-Paul Rivière, op. cit., p.9 [↩]
- L’investissement en agriculture devrait viser à éliminer la faim, George Dixon, op. cit., p.10 [↩]
- Un agronome livre sa vision du modèle agricole, Marc Dufumier, op. cit., p.6 [↩]
- Site de l’OMC, www.wto.org [↩]
- Détention de stocks publics à des fins de sécurité alimentaire, WT/MIN(13)38 – WT/L/913, 11 décembre 2013 [↩]
- Site OMC, www.wto.org [↩]
- Site internet de Viacampesina, viacampesina.org, 10 décembre 2013 [↩]
Texte(s) juridique(s) concernés(s)