La responsabilité des Etats du fait des dommages causés par les espèces animales protégées : étude du cas français

Damien THIERRY

Maître de conférences HDR à la Faculté de droit et des sciences sociales de Tours

Directeur du Master 2 juriste européen

Membre du Gercie, EA  21110

 

 

 

Suivant le mouvement international initié par le sommet de Stockholm de 1972 et la Convention sur le commerce international des espèces de faune et de flore sauvages menacées d’extinction du 3 mars 1973[1], l’Europe s’est engagée sur la voie de la protection de la nature à partir de la fin des années 1970. Il convient de citer ici l’Europe dans sa diversité, car si l’impulsion a d’abord été donnée par le Conseil de l’Europe avec la Convention de Berne du 19 septembre 1979, cette première initiative a été renforcée dans le cadre de l’Union européenne par les deux actes fondateurs du réseau Natura 2000, les directives oiseaux[2] et habitats[3]. Chacune de ces normes contraignantes[4] a notamment pour effet d’imposer un régime de protection pour toute une série d’espèces animales dont l’état de préservation est jugé préoccupant à l’échelle européenne. Ce régime se traduit principalement par l’interdiction de toute mesure de destruction, de capture ou de perturbation intentionnelle des espèces animales concernées[5].

 

Or, cette volonté d’assurer la préservation de la faune sauvage menacée n’est pas sans poser certaines difficultés. Outre qu’elle vient contrarier certaines activités humaines souvent à l’origine de leur mauvais état de conservation (chasse, commercialisation de produits issus de ces espèces, collections ou autres utilisations de la faune à des fins de spectacle, de recherche scientifique…), cette politique se traduit dans certaines hypothèses par une véritable révolution des mentalités puisque l’on déclare désormais d’intérêt général la protection d’espèces dont la destruction en raison de leurs nuisances causées à l’homme avait également, en d’autres temps, été jugée d’intérêt général… A titre d’exemple on peut évoquer le cas des vipères dont la destruction a fait l’objet de versement de primes par les pouvoirs publics, dispositif à l’origine d’un célèbre arrêt du droit administratif[6]. Or, ces reptiles bénéficient aujourd’hui de divers régimes de protection sur le territoire français[7]. Mais l’exemple le plus symptomatique et aujourd’hui à l’origine des plus fortes polémiques est incontestablement celui du loup (Canis lupus), aujourd’hui espèce protégée en Europe et donc en France, alors qu’une loi du 3 août 1882 organisait sa destruction massive, avec la distribution de primes pour chaque loup éliminé, politique dont l’efficacité avait été telle que l’espèce a disparu de France en 1937. Il lui faudra plus d’un demi-siècle pour commencer à repeupler l’hexagone.

 

Ainsi, si ce changement de cap se traduit par un retour de la biodiversité, il est aussi parfois synonyme de la résurgence de conflits en raison de l’impact que certaines espèces animales ont sur des activités agricoles ou d’élevage, qu’il s’agisse par exemple de la prédation du loup sur les troupeaux de mouton, ou d’oiseaux sur les élevages de poisson ou les cultures… Or, s’agissant d’espèces protégées, les exploitants agricoles ne peuvent plus, de leur propre initiative, mettre en œuvre la destruction directe et spontanée de ces animaux sauvages qui affectent leurs exploitations. Cet état de fait va induire des manifestations hostiles à l’égard de ces politiques de protection et susciter l’adoption de mesures par les pouvoirs publics afin de concilier activités économiques et préservation de la faune sauvage. Cet équilibre repose sur deux dispositifs complémentaires consistant d’une part à atténuer le statut de protection en ayant recours à des dérogations (I) et d’autre part à favoriser l’indemnisation des victimes des dommages causés par la faune sauvage (II).

I – Un statut de protection atténué par le recours aux dérogations

Les instruments européens de protection des espèces de la faune sauvage ont intégré les difficultés qu’il pouvait y avoir à assurer la préservation stricte d’une espèce animale. Pour cela, le recours à des régimes dérogatoires est prévu. Ainsi, l’article 9 § 1 de la Convention de Berne autorise les Etats à déroger au statut de protection d’une espèce pour répondre à certaines situations parmi lesquelles on compte la prévention « des dommages importants aux cultures, au bétail, aux forêts, aux pêcheries, aux eaux et aux autres formes de propriété », dispositions reprises dans les directives Natura 2000[8].

 

Pour autant, de telles dérogations ne peuvent avoir pour effet de remettre en cause le statut d’espèce protégée. De fait leur mise en œuvre suppose d’abord que soit respecté un équilibre entre préservation des activités agricoles et protection de la faune (A) et que l’utilité du recours à de telles mesures puisse être démontrée (B).

A – Le nécessaire équilibre entre préservation des activités agricoles et protection des troupeaux

La France étant confrontée depuis le début des années 1990 à la prédation du loup sur le cheptel ovin, l’Etat, tout en reconnaissant à Canis lupus le statut d’espèce protégée[9], a fait le choix de recourir aux dérogations prévues par la directive habitat en permettant, sous conditions, le tir de loups sur les territoires où des cas de prédation sont constatés. Le dispositif repose sur deux échelons : un régime général est défini sur le plan national par arrêté ministériel[10] tandis que les autorisations locales sont délivrées aux éleveurs par les préfets de département.

 

Dans ce cadre, ayant à se prononcer sur les modalités d’autorisation de prélèvement de loups, la plus haute juridiction administrative a été conduite à apprécier le respect des critères posés par la directive habitats. Pour le juge, il s’agira d’abord de s’interroger sur le bien fondé du fait générateur des mesures dérogatoires, c’est-à-dire de vérifier l’existence de dommages suffisants pour justifier une telle dérogation. Dans un arrêt de 2005 le Conseil d’Etat[11] a été confronté à la difficulté d’apprécier l’ampleur des dégâts causés aux troupeaux de brebis. Si le nombre de brebis tuées par le loup au cours de l’année 2003 pouvait paraître important  (plus de 2 000 victimes), il ne représentait alors que 0,5% du cheptel de la zone concernée et 10% des pertes accidentelles de brebis[12]. Pour autant, le juge estime que ces chiffres représentent un dommage suffisamment grave pour justifier des prélèvements. Dans un autre arrêt rendu en 2008, le Conseil d’Etat, s’appuyant sur le constat d’une hausse régulière des attaques depuis 2003, y verra même une « perturbation de grande ampleur apportée aux activités pastorales dans les départements concernés »[13]. Sur ce premier aspect le juge de l’Union apparaît plutôt moins exigeant comme l’illustre l’affaire jugée en 2007 relative aux loups finlandais[14]. Saisie par la Commission dans le cadre d’une procédure de manquement, la Cour avait à se prononcer sur la délivrance d’autorisations de chasser chaque année quelques loups. Or le juge de l’Union s’est contenté de souligner que l’article 16 de la directive habitats offre la possibilité de déroger au régime de protection pour prévenir des dommages importants aux activités de culture et d’élevage et en a déduit que le texte « n’exige pas la survenance de dommages importants comme préalable à l’adoption des mesures dérogatoires », l’existence d’un simple risque suffisant pour justifier de telles mesures[15].

 

Pour autant, et c’est ce qui prime, faut-il encore que ces mesures dérogatoires n’aient pas pour effet de remettre en cause l’avenir sur un territoire des espèces bénéficiant du régime de protection. A ce titre, dans le recours de 2005 jugé par le Conseil d’Etat, le nombre de loups pouvant être prélevés pouvait apparaître faible puisque l’arrêté contesté limitait alors celui-ci à quatre individus. Pour autant, ce chiffre doit être mis en relation avec la population totale de loups sur le territoire français qui était à l’époque d’une quarantaine d’individus. Le prélèvement prévu concernait donc pas moins d’un dixième des effectifs d’une population par ailleurs extrêmement réduite. Pour autant, le juge s’est appuyé sur le constat d’une croissance régulière de cet effectif depuis 1992 pour estimer que de tels prélèvements ne risquaient pas d’affecter l’avenir de l’espèce en France[16].

 

Là encore, le parallèle avec l’affaire finlandaise apparaît intéressant. Ici, la Cour a constaté que le loup se trouvait en danger d’extinction en Finlande en raison du faible nombre d’individus capables de se reproduire, une vingtaine de couples, ce qui l’a conduite à considérer que le critère d’une conservation favorable n’était pas rempli. A ce premier stade d’analyse on pourrait penser que le juge européen pose des conditions beaucoup plus strictes que le juge français dans la mesure où il qualifie « dans un état de conservation non favorable » une population près de cinq fois importante qu’en France. Pour autant, et c’est là que les deux juges convergent à nouveau dans leur appréciation, alors même que l’article 16 § 1 de la directive habitats pose comme condition nécessaire et préalable à toute dérogation que l’état de conservation des populations de l’espèce dans l’aire concernée soit favorable, la Cour considère ici que même si ce critère n’est pas rempli des dérogations au régime de protection restent possibles dès lors qu’elles ne sont pas de nature à aggraver l’état de conservation ou a empêcher le rétablissement de la population dans un état de conservation favorable. La Cour souligne en effet qu’il « ne peut être exclu que l’abattage d’un nombre limité de spécimens soit sans incidence sur le maintien dans un état de conservation favorable de la population des loups en Finlande, ce qui reviendrait à dire que dans ce cas « une telle dérogation serait dès lors neutre pour l’espèce concernée »[17]. Autrement dit la Cour, plutôt que de prendre en compte la faiblesse de l’état initial de la population de l’espèce visée, préfère privilégier l’impact que pourrait avoir de telles mesures de dérogation sur l’évolution des effectifs[18]. C’est en suivant un raisonnement similaire que le CE avait de son côté considéré légale l’autorisation de prélever un dixième de la population des loups en France alors que celle-ci était encore très réduite.

B  – L’indispensable prise en compte de l’utilité des mesures dérogatoires

Il ne suffit pas de constater l’existence d’un risque d’atteintes aux activités économiques et de s’assurer de l’impact neutre des prélèvements sur le maintien d’une espèce animale pour justifier le recours à des méthodes dérogatoires. Encore faut-il que ces mesures soient jugées utiles par rapport à l’objectif poursuivi. Or, à ce titre, l’utilité doit d’abord être appréciée au regard de l’existence de méthodes alternatives. Une dérogation ne pourra en effet être délivrée qu’en cas d’échec ou d’impossibilité de mettre en œuvre de telles méthodes. C’est là un critère essentiel dont la CJCE a rappelé l’importance à plusieurs reprises. Par exemple, dans une affaire Commission contre Italie[19], la Cour avait condamné l’Italie pour avoir délivré une autorisation de chasser des espèces d’oiseaux protégées afin de limiter leur impact sur l’agriculture sans que les actes fondant de telles autorisations ne justifient l’absence de mesures alternatives. Dans cette affaire, la Cour précise qu’avant toute mesure de destruction, il convient d’envisager la faisabilité de recours à des moyens de protection. Encore faut-il, pour qu’une telle exigence réponde pleinement à l’objectif de protection des espèces, que ces moyens de protection soient appréciés à leur juste valeur. Or, à ce titre, la position du Conseil d’Etat est sujette à discussion. Ce dernier a en effet considéré « que si les mêmes textes subordonnent également la destruction des loups à la condition qu’il n’existe pas d’autre solution satisfaisante pour prévenir les dommages importants au bétail, il ressort des pièces du dossier que les alternatives possibles, soit pour protéger les troupeaux, comme le gardiennage et le regroupement nocturne, soit pour éloigner les loups, comme l’effarouchement et le détournement vers des territoires moins sensibles, ont déjà été mises en oeuvre, à des degrés divers, par les pouvoirs publics et ne permettent pas d’assurer un équilibre satisfaisant entre les intérêts publics en présence, en matière sociale et économique d’une part, de protection de l’environnement d’autre part »[20]. Pour autant, ici tout l’enjeu est dans la mise en œuvre de ces mesures alternatives à des « degrés divers ». Cette diversité des degrés pose quelques problèmes car il ne semble pas que le juge ici cherche à évaluer la qualité des dispositifs existant, alors même qu’ils bénéficient de financements publics, pour se contenter de constater la mise en œuvre de certains dispositifs. Pourtant, si les dispositifs de protection ne sont pas généralisés, s’ils ne concernent qu’une partie des troupeaux, on ne voit pas comment pourraient être évités des prédations importantes par le loup ! Il apparaît relever du bon sens qu’à partir du moment où les mesures de protection ne sont mises en œuvre qu’à des degrés divers on ne peut considérer que le critère des mesures alternatives est rempli. Pour autant, dans l’arrêt précité de 2008, le Conseil d’Etat n’hésite pas à considérer que « ces mesures de protection ne permettent pas à elles seules d’assurer un équilibre satisfaisant entre les intérêts publics en présence, en matière sociale et économique d’une part, de protection de l’environnement d’autre part »[21].

 

Enfin, à supposer que le recours à de telles méthodes alternatives s’avère effectivement insuffisant, le tir d’une espèce protégée ne peut être justifié qu’à partir du moment où de tels tirs répondent effectivement à l’objectif de protection des troupeaux. Ici, c’est l’utilité même des tirs qui doit être appréciée. Or, sur cette question les positions du juge communautaire et du Conseil d’Etat traduisent une divergence d’appréciation. En effet, c’est principalement sur ce point que le juge communautaire avait condamné la Finlande à propos des autorisations de chasse au loup en Finlande en constatant l’absence d’éléments permettant de justifier de l’efficacité de telles mesures, en s’appuyant sur la difficulté à cibler les loups qui sont à l’origine des attaques et surtout sur la grande incertitude quant aux effets de tels prélèvements sur une meute de loup. Ainsi, même si son impact sur la population est neutre, la chasse ne peut pas être autorisée s’il n’est pas démontré qu’elle limitera de façon effective les prédations. A l’inverse, le Conseil d’Etat en 2005 avait débouté les requérants en constatant que ces derniers n’apportaient pas la preuve que de tels tirs seraient inefficaces. Pourtant, une telle mesure qui vise alors une population de prédateurs réduite alors à quelques dizaines d’individus, a tout lieu de susciter de véritables questionnements sur la finalité réelle de ces mesures dérogatoires. En effet, on ne peut « s’empêcher d’éprouver une certaine perplexité face à cette disposition des pouvoirs publics qui apparaît comme une demi-mesure. On a tendance à penser que c’est trop ou pas assez »[22], dans la mesure où on voit mal en effet en quoi la destruction de quatre loups ferait cesser les attaques contre les troupeaux ! Cette demi-mesure repose de toute évidence sur un compromis très insatisfaisant entre la nécessité de ne pas porter atteinte au statut d’espèce protégée tout en cherchant à satisfaire les opposants au loup au lieu d’organiser les conditions d’une cohabitation durable.

 

La position du juge administratif aurait pu s’avérer défendable si elle avait été perçue comme une solution transitoire. L’arrivée du loup en France, officiellement confirmée le 5 novembre 1992, va supposer en effet pour les éleveurs un délai d’adaptation pour faire face à cette nouvelle contrainte. Dans cet esprit, on aurait pu admettre que le choix de freiner la croissance de la population lupine soit motivé par la volonté de préserver les troupeaux le temps que des mesures adaptées à la nouvelle situation soient établies. Or, il n’en a rien été dans la mesure où vingt ans après le retour du canidé en France, le dernier plan loup traduit au contraire une logique de durcissement des mesures contre l’animal par la multiplication des modalités d’autorisation de destruction[23].

 

Cette solution jurisprudentielle peu favorable au prédateur est néanmoins atténuée dès lors que le Conseil d’Etat prend en compte le fait que de telles autorisations de tirs ne peuvent être délivrées dans le cœur des parcs nationaux et les réserves naturelles. Ainsi, la situation du loup est variable en France : dans les zones où la nature est strictement protégée, les activités d’élevage doivent s’accommoder de nouvelles contraintes et l’éleveur ne pourra pas attendre des pouvoirs publics le droit d’éliminer des animaux qui affectent son activité d’élevage. En dehors de ces zones, l’intérêt social et économique des éleveurs tend à prendre le dessus et le juge se contente de vérifier que les principes posés par la directive habitat restent globalement respectés sans s’assurer de l’effectivité des dispositifs de protection des troupeaux. Autrement dit, en dehors des zones sanctuaires, l’objectif d’intérêt général que représente la protection de la faune s’avère défendu de façon extrêmement précaire, sentiment renforcé par le régime d’indemnisation applicable en France.

II – L’indemnisation des victimes pour les dommages causés par la faune sauvage

La seconde solution susceptible de répondre aux revendications des exploitants victimes de dommages causés par la faune sauvage va consister à recourir à l’indemnisation des victimes. Ce régime a été mis en œuvre par l’Etat de façon systématique pour les dommages causés par les grands prédateurs (A) et étendu sous conditions par le juge pour les atteintes causées par d’autres espèces animales (B).

A – L’indemnisation systématique des dommages en cas de dommage causé par les grands prédateurs

Dans certaines hypothèses, des mesures d’indemnisation systématiques ont été accordées aux victimes des dommages causés par la faune sauvage. C’est le choix qui a été opéré en France pour les attaques de troupeaux, essentiellement ovins, par les grands prédateurs (ours, lynx et loup). Ainsi, une Commission d’indemnisation des dégâts d’ours avait été créée en 1959. Financé dans un premier temps par une compagnie d’assurance souscrite par l’Association des chasseurs de montagne et le Conseil supérieur de la chasse, ce régime est assuré par l’Etat depuis 1968, à l’exception de la période entre 1979 et 1982 où la prise en charge relevait du Conseil supérieur de la chasse[24]. La problématique posée par le lynx et le loup est plus récente et a pu se nourrir du dispositif existant pour l’ours. Concernant le lynx, son retour en France a été le fait d’un programme de réintroduction. De fait, le constat de certaines prédations sur les troupeaux a conduit à la mise en œuvre d’un régime d’indemnisation pris en charge par le ministère de l’environnement à partir des constatations effectuées par l’ONCFS[25].

 

Le cas du loup est plus intéressant encore, dans la mesure où il n’y a pas eu de programme de renforcement ou de réintroduction d’une espèce, mais où on a assisté à un retour naturel d’un prédateur qui avait totalement disparu du territoire français depuis plus d’un demi siècle. De plus, son impact sur les troupeaux est nettement plus important que celui des deux espèces précédemment citées. De fait, les éleveurs sont confrontés à des contraintes qu’ils n’avaient pu anticiper, la disparition du loup ayant mis un terme à la plupart des dispositifs de protection des troupeaux. Pour faire face à cette situation, l’Etat a répondu doublement, par un régime d’indemnisation systématique des attaques sur les troupeaux domestiques imputables au loup[26] et par le versement d’aides au bénéfice des éleveurs volontaires afin de mettre en place des dispositifs de protection[27]. Cependant, les deux régimes sont totalement indépendants l’un de l’autre, en ce sens que l’indemnisation liée au perte dues aux attaques n’est pas soumise à l’obligation préalable pour l’éleveur d’avoir protégé son troupeau.

 

Un tel dispositif peut être apprécié de deux façons. Pour la Commission européenne, dans l’affaire Commission c/ Finlande, le régime des indemnisations relève du panel des mesures alternatives permettant d’éviter l’abattage d’un loup. En effet, pour la Commission, « lorsqu’il est envisagé comme fort probable qu’un loup provoque des dommages importants, ces derniers pourraient généralement être évités autrement que par l’abattage préventif. L’utilisation de répulsifs, de parfums, de clôtures électriques ou autres, l’enfermement du bétail ou des chiens durant la nuit, voire l’indemnisation des dommages occasionnés, pourraient être envisagés »[28]. Cependant la Commission semble ici établir une certaine hiérarchie des mesures, l’indemnisation apparaissant comme un éventuel dernier recours. Il apparaît en effet logique de privilégier la prévention sur le régime de la réparation, ce qui devrait conduire à sous entendre un régime d’indemnisation soumis à conditions.

 

Or, ce n’est pas ce qui ressort du régime d’indemnisation en France puisque ce dernier prévoit que tout dommage aux troupeaux dont il est démontré qu’il est imputable à un grand prédateur (ours, loup ou lynx) ouvre droit au remboursement par l’Etat de l’animal ou des animaux tués. Une telle solution dont on pourrait a priori louer le caractère très favorable pour les éleveurs pose néanmoins un double problème. Le premier vient du fait que l’Etat, dans une logique comptable pour limiter le nombre de cas à indemniser, devient naturellement lui-même tenté de réduire au maximum la population de loups. Le second problème touche à la philosophie de l’indemnisation. Dans l’hypothèse où serait instituée l’exigence préalable de protéger le troupeau, l’Etat viendrait prendre en charge des contraintes auxquelles l’éleveur ne peut faire face. A l’inverse, l’indemnisation systématique laisse à penser que l’éleveur n’a pas à assumer les contraintes de son environnement naturel, comme si la présence de la faune sauvage était en soi anormale et que l’éleveur détenait un droit à exercer son activité dans un environnement sans contraintes, c’est-à-dire dépourvu de tout prédateur. Une telle approche va à l’encontre de l’esprit de l’article L 110-1 de l’environnement dont il ressort que la protection des espèces animales est d’intérêt général. Si cet intérêt général doit être concilié avec d’autres intérêts généraux dont les conditions de travail des éleveurs font partie, il suppose également que ces mêmes éleveurs adaptent leur activité, ce que semble ignorer le régime d’indemnisation en France.

 

Or, sur ce point, la réponse apportée par le juge administratif concernant d’autres types de dommages semble reposer sur une logique plus saine.


B – La responsabilité pour aléas anormaux imposée par le juge

En dehors des cas d’indemnisation accordés par l’Etat, des victimes de dommages occasionnés par la faune sauvage ont tenté d’obtenir réparation devant le juge. Dans un premier temps, celui-ci s’est refusé d’accorder une telle indemnisation. Ainsi, à propos d’un recours exercé contre l’Etat pour les dégradations causées à des rizières par les flamants roses, le Conseil d’Etat a déduit de l’article 1er de la loi du 10 juillet 1976 relative à la protection de la nature[29] que, « eu égard à l’objet en vu duquel les dispositions législatives précitées et les divers textes pris pour leur application ont été édictés, dans l’intérêt général, le législateur a entendu exclure la responsabilité de l’Etat à raison des conséquences que ces textes peuvent comporter »[30]. Dans une autre affaire, à propos des dégâts causés à son exploitation agricole par des concentrations de grues cendrées, le CE avait estimé que « les dispositions précitées (assurant la protection de l’oiseau) n’empêchaient pas le requérant de se prémunir contre les déprédations causées par les grues cendrées lors de leurs migrations »[31].

 

Le juge a depuis évolué dans sa position en se plaçant sur le terrain de la responsabilité sans faute de l’Etat du fait des lois pour considérer que « le préjudice résultant de la prolifération des animaux sauvages appartenant à des espèces dont la destruction a été interdite (…) doit faire l’objet d’une indemnisation par l’Etat lorsque, excédant les aléas inhérents à l’activité en cause, il revêt un caractère grave et spécial et ne saurait, dès lors, être regardé comme une charge incombant normalement aux intéressés »[32]. Le juge administratif n’a néanmoins pas généralisé le régime d’indemnisation systématique établi par l’Etat pour les dommages causés par les grands prédateurs dans la mesure où cette solution jurisprudentielle vient répondre à des cas spécifiques où l’exploitant agricole se trouve confronté à des atteintes qui vont être considérées comme dépassant les aléas habituels. Ainsi, la haute juridiction administrative exige d’abord que le préjudice revête un caractère grave et spécial. Il s’agit ici de pouvoir justifier d’une rupture d’égalité devant les charges publiques en raison d’une exposition particulièrement importante à la faune sauvage, et sous réserve que cette exposition n’ait pas été préalablement connue, sous réserve de se voir opposer l’exception du risque accepté. Autrement dit, le juge considère que toute activité agricole subit naturellement des dommages. Il s’agit là d’un aléa normal inhérent à l’exercice de la profession et qui reste de ce fait à la charge de l’exploitant. Ce n’est que dans la mesure où ces dommages, compte tenu de circonstances locales particulières, revêtent un caractère excessif, que le requérant pourra obtenir réparation. Ainsi le juge n’hésitera pas à distinguer ce qui relève de l’aléa normal à la charge de l’exploitant, de l’aléa anormal ouvrant droit à indemnisation[33] et écartera partiellement ou totalement l’indemnisation en cas de faute de la victime[34].

 

La coexistence de deux régimes d’indemnisation tend au final à créer une forme de discrimination dès lors qu’il sera plus difficile pour le pisciculteur victime du cormoran d’obtenir réparation que pour l’éleveur de moutons dont le troupeau aura été attaqué par un loup ou un ours… Aussi, dans la mesure où une indemnisation systématique par l’Etat de tous les dommages causés par la faune sauvage est matériellement et économiquement impossible, il serait sage de fixer un régime général qui puisse associer la prise en charge des aléas normaux par l’exploitant lui-même qui pourrait souscrire le cas échéant une assurance, et l’indemnisation exceptionnelle par l’Etat lorsque les dommages sont considérés comme dépassant les aléas normaux. Il s’agirait ainsi d’établir un compromis plus équilibré entre protection de la faune sauvage et sauvegarde des intérêts économiques et sociaux des exploitants agricoles.

[1] Des traités plus anciens ont été adoptés en la matière, à l’instar de la Convention de Paris du 19 mars 1902 sur la protection des oiseaux utiles à l’agriculture, de la Convention de Londres du 8 novembre 1933 relative à la conservation de la faune et de la flore à l’état naturel ou encore de la Convention internationale pour la protection des oiseaux adoptée à Paris le 18 octobre 1950. Mais compte tenu de leur objet restreint ou de leur faible nombre d’adhésions, ces conventions ont eu un effet relativement limité.

[2] Directive 79/409/CEE du Conseil du 2/04/1979 concernant la conservation des oiseaux sauvages, remplacée par la Directive 2009/147/CE du Parlement et du Conseil du 30 novembre 2009.

[3] Directive 92/43/CEE du Conseil du 21 mai 1992 concernant la conservation des habitats naturels ainsi que de la faune et de la flore sauvage.

[4] Les effets de cette convention restent néanmoins limités en droit interne en ce sens que je juge considère que « les stipulations de cette convention créent seulement des obligations entre les Etats parties à la convention et ne produisent pas d’effets directs dans l’ordre juridique interne », CE 8 décembre 2000, Commune de Breil-sur-Roya, Lebon p. 581  ; AJDA 2001, p. 775, note J.-M. Février.

[5] L’article 6 de la Convention de Berne prévoit ainsi que « seront notamment interdits, pour ces espèces : a) toutes formes de capture intentionnelle, de détention et de mise à mort intentionnelle ; b) la détérioration ou la destruction intentionnelles des sites de reproduction ou des aires de repos ; c) la perturbation intentionnelle de la faune sauvage, notamment durant la période de reproduction, de dépendance et d’hibernation, pour autant que la perturbation ait un effet significatif eu égard aux objectifs de la présente Convention ; d) la destruction ou le ramassage intentionnels des œufs dans la nature ou leur détention, même vides ; e) la détention et le commerce interne de ces animaux, vivants ou morts, y compris des animaux naturalisés, et de toute partie ou de tout produit, facilement identifiables, obtenus à partir de l’animal, lorsque cette mesure contribue à l’efficacité des dispositions du présent article ».

[6] CE 6 février 1903, Terrier, Recueil Lebon, p. 94, concl. Romieu.

[7] Arrêté du 19 novembre 2007 fixant les listes des amphibiens et des reptiles protégés sur l’ensemble du territoire et les modalités de leur protection, JORF n°0293 du 18 décembre 2007, texte n°6.

[8] Article 16 § 1 de la directive habitats et Article 9 § 1 de la directive oiseaux.

[9] Par un arrêté du 10 octobre 1996, le loup est inscrit dans la liste des ma mammifères protégés sur l’ensemble du territoire national l’article 3 ter de l’arrêté interministériel du 17 avril 1981

[10] Arrêté interministériel du 15 mai 2013 fixant les conditions et limites dans lesquelles des dérogations aux interdictions de destruction peuvent être accordées par les préfets concernant le loup (Canis lupus), JORF n°0121 du 28 mai 2013 page 8745, texte n° 15.

[11] CE, 20/04/2005, ASPAS, (Lebon p. 1026, AJDA 2005 p. 1398, note JM Pontier). Confirmant cette position, on peut voir aussi CE, 26 avr. 2006, Assoc. Ferus, (Juris-Data n° 2006-070065, Environnement n° 6, Juin 2006, comm. 66 Pascal Trouilly) ; CE, 13 juill. 2006, Féd. dptale ovine Hautes-Alpes, (Juris-Data n° 2006-070570, Droit rural n° 346, Octobre 2006, p. 279) ; CE, 26 avr. 2006, n° 274339, Assoc. pour la protection des animaux sauvages, (Juris-Data n° 2006-070126, Droit Administratif n° 7, Juillet 2006, Comm. Jean-Marc Février) ; CE, 4/02/2008, ASPAS, (JurisData n° 2008-073106, Droit rural n°362, avril 2008, p74, Environnement n° 3, Mars 2008, p. 48, note Pascal Trouilly).

[12] Le Commissaire de gouvernement note que la population ovine dans la zone concernée par les autorisations de tir est d’environ 452 000 têtes et, en 2003, 2 177 ovins ont été tués par des  loups, alors que le total des morts accidentelles d’ovins représentent chaque année environ 22 000 bêtes.

[13] CE, 4/02/2008, ASPAS, (JurisData n° 2008-073106, Droit rural n°362, avril 2008, p74, Environnement n° 3, Mars 2008, p. 48, note Pascal Trouilly).

[14] CJCE, 14/06/2007, Commission des Communautés européennes c/ République de Finlande affaire C‑342/05.

[15] Ibidem, § 40.

[16] Cette tendance est confirmée puisque le nombre de prélèvements de loups autorisés pour la saison 2014-2015 s’élève à 24 individus pour une population d’environ 200 animaux.  Arrêté du 30 juin 2014 fixant le nombre maximum de spécimens de loups (Canis lupus) dont la destruction pourra être autorisée pour la période 2014-2015, JORF n°0153 du 4 juillet 2014 page 11054, texte n° 8.

[17] Ibidem, § 29.

[18] La CJCE note que « il n’est pas contesté que, pendant cette même période, le nombre total des loups présents sur le territoire finlandais est passé d’une fourchette de 110 à 130 spécimens à une fourchette de 185 à 200 spécimens ».

[19] CJUE, 11/11/2010, Commission c/ République Italienne, affaire C‑164/09.

[20] CE, 20/04/2005, ASPAS, précité.

[21] CE, 4/02/2008, ASPAS, précité.

[22] Jean-Marie Pontier, « L’homme est-il un loup pour le loup ? », AJDA 2005 p. 1398.

[23] Plan d’action national loup, adopté pour la période 2013-2017, paru officiellement le 16 mai 2013. Source : Le loup en France, site officiel du Ministère de l’écologie, du développement durable et de l’énergie, http://www.loup.developpement-durable.gouv.fr/.

[24] Philippe Landel, Aspects juridiques de la conservation de l’ours brun en France, 2002, Les cahiers du Crideau n°4, PULIM, p. 137-141.

[25] Nathalie Lacour, Les politiques publiques de protection du lynx en France, in R. Rosoux, M de Bellefroid, J Baillon et A Moreau (coords), « Lynx… le grand retour ? », Paris, 2011, Publications scientifiques du Museum national d’Histoire Naturel, pp. 95-99.

[26] Voir notamment Ministère de l’écologie, du développement durable, des transports et du logement, Circulaire du 27 juillet 2011 relative à l’indemnisation des dommages causés par le loup aux troupeaux domestiques.

[27] Articles D 114-11 à D 114-20 du Code rural et de la pêche maritime et Arrêté du 19 juin 2009 modifié par l’arrêté du 23 septembre 2011 relatif à l’opération de protection de l’environnement dans les espaces ruraux portant sur la protection des troupeaux contre la prédation.

[28] « En effet, lorsqu’il est envisagé comme fort probable qu’un loup provoque des dommages importants, ces derniers pourraient généralement être évités autrement que par l’abattage préventif. L’utilisation de répulsifs, de parfums, de clôtures électriques ou autres, l’enfermement du bétail ou des chiens durant la nuit, voire l’indemnisation des dommages occasionnés, pourraient être envisagés », Affaire C 342/05, précit., § 13.

[29] Loi n° 76-629 du 10 juillet 1976 relative à la protection de la nature.

[30] CE, 21 janv. 1998, Ministre de l’env. c/ Plan, JurisData n° 1998-050001, D. 2000, p. 255, obs. P. Bon et D. de Béchillon ; Dr. adm. 1998, n° 137, note M. Paillet, p. 26, JCP G 1998, II, 10164, note J. de Malafosse.

[31] CE, 29 juill. 1994, Le Boeuf, n° 115527.

[32] CE, 30 juillet 2003, Association pour le développement de l’aquaculture en région Centre et autres, (AJDA 2003, p. 1815, chron. F. Donnat et D. Casas ; AJDA 2004 p 1941, note Clotilde Deffigier ; RFDA 2004, p. 144 et s., concl F. Lamy, notes P. Bon et D. Pouyaud ; D. 2003, Jur. p. 2527, note C. Guillard ; JCP 2003, n° 1896, note C. Broyelle).

[33] CE, 1er février 2012, M. Bizouerne, n° 347205, Rev. Jurisp. Alyoda (www.alyoda.fr), 2011, n° 3, concl. C. Schmerber.

[34] Ainsi, une exonération partielle de la responsabilité de l’Etat a été reconnue parce que la victime, un pisciculteur, n’avait pas demandé à bénéficier du régime dérogatoire d’autorisation de tirs de cormorans. CAA Lyon, 7 janv. 2011, M. Bizouerne, n° 09LY02049.


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