Médicaments, biodiversité et partage des avantages : l’exemple de la Guyane française

Médicaments, biodiversité et partage des avantages : l’exemple de la Guyane française

Damien THIERRY

Maître de conférences HDR en droit public à l’Université F. Rabelais de Tours

Membre du Groupe d’étude et de recherche sur la coopération internationale et européenne (GERCIE, EA 2110)

 

La diversité biologique constitue un enjeu très important pour l’innovation scientifique. Plus particulièrement, une partie de la recherche pharmaceutique s’appuie sur les ressources génétiques issues de la biodiversité naturelle qui représentent un véritable potentiel pour la découverte des futurs médicaments et donc l’amélioration de la santé humaine. En même temps, l’industrie pharmaceutique tire des avantages de cette biodiversité grâce aux profits issus de la commercialisation de nouveaux médicaments, alors qu’elle ne contribue pas au coût de la protection de ces ressources.

C’est pourquoi la Convention de Rio sur la diversité biologique (CDB) adoptée le 5 juin 1992 vient identifier deux objectifs essentiels[1]. Il s’agit à la fois de protéger la diversité biologique de façon durable pour conserver cette ressource pour les recherches de demain et de s’assurer que ces ressources ne soient pas pillées par les laboratoires en soumettant leur exploitation à une procédure d’autorisation préalable délivrée par les Etats fournisseurs. Afin de concilier protection et facilité d’accès à ces ressources, l’Etat fournisseur et l’utilisateur définissent contractuellement un partage juste et équitable des avantages découlant de l’utilisation des ressources génétiques. Ce dispositif particulièrement exigeant et complexe a été précisé en deux temps. D’abord, en 2001, les directives de Bonn avaient permis d’apporter un éclairage sur la voie à suivre[2]. Ensuite, ce régime a été précisé à l’issue de longues négociations par le protocole dit de Nagoya sur l’accès et le partage des avantages (APA) adopté le 29 octobre 2010[3]. Entré en vigueur le 18 octobre 2014, il lie aujourd’hui près de soixante-dix Etats ainsi que l’Union européenne[4].

Or, si la France est directement intéressée par un tel régime dans la mesure où à l’instar des autres Etats industrialisés ses entreprises convoitent les ressources biologiques situées pour l’essentiel dans les Etats du Sud, elle l’est également en tant qu’Etat potentiellement fournisseur de ressources. Déjà, par sa position géographique, la France bénéficie en Europe d’une grande diversité naturelle puisqu’elle est à la jonction de quatre des cinq grands espaces biogéographiques européens[5]. Mais, surtout, ce sont ses possessions ultra-marines qui la dotent d’une richesse considérable en termes de biodiversité et font d’elle le deuxième Etat au monde pour ce qui touche à l’étendue du domaine maritime. Cette situation n’en reste pas moins paradoxale car elle traduit aussi une responsabilité évidente dans la perte de biodiversité, l’UICN plaçant la France au quatrième rang mondial pour les espèces animales menacées et au neuvième pour les plantes[6].

La France a donc fait le choix de réglementer l’accès aux ressources génétiques sur son territoire en élaborant toute une série de normes qui viennent définir les modalités d’accès et de partage des avantages, mais aussi les sanctions applicables en cas de non-respect de ces obligations. En ce sens le législateur a été saisi en mars 2014 d’un projet de loi relatif à la biodiversité[7] qui, parmi ses nombreuses dispositions, comprend un titre VI dont l’objet est la transcription en droit interne d’un mécanisme d’APA[8]. Ce projet de loi, encore en discussion, est un préalable à la ratification du protocole de Nagoya.

Pour autant l’essentiel des ressources biologiques se trouvant dans la France d’outre-mer, on comprendra que certains territoires aient déjà mis en œuvre leur propre dispositif d’APA. Il en est ainsi de la Nouvelle-Calédonie et de la Polynésie française[9] car ces collectivités bénéficient d’une large autonomie qui les autorise à adopter leur propre législation ou réglementation. Par ailleurs, soucieuse de préserver les ressources du massif amazonien, la France a également décidé d’établir  par anticipation un mécanisme d’APA en Guyane[10], région d’outre-mer qui est pour l’essentiel soumise à la même législation que la métropole. Ce dispositif d’APA ne s’applique pas sur l’ensemble de la collectivité mais concerne uniquement le Parc national créé en Amazonie par un décret du 27 février 2007[11] et qui recouvre environ 40 % du territoire de la Guyane. Conformément aux vœux du législateur[12], la Charte du parc amazonien de Guyane comprend donc des règles relatives aux modalités d’accès aux ressources biologiques du parc[13]. Bien qu’il ait vocation à disparaitre rapidement puisqu’il sera remplacé par le régime issu de la loi sur la biodiversité, le régime d’APA applicable en Amazonie guyanaise représente un laboratoire à ciel ouvert pour le législateur dans son travail de rédaction de la future loi et offre une intéressante possibilité d’étude comparative. L’objet de cette contribution n’est cependant pas de couvrir l’ensemble des dispositions relatives à l’APA mais se limite à aborder l’un de ses aspects sensibles. En principe, c’est l’Etat qui a vocation directement à exiger un partage des avantages car c’est lui qui est compétent pour assurer la protection de la biodiversité. Mais le protocole de Nagoya envisage également l’hypothèse où le laboratoire va exploiter des connaissances traditionnelles détenues par des populations autochtones.

Or, à ce titre, on se heurte à toute une série de difficultés : les premières concernent le champ d’application de l’APA, c’est-à-dire l’identification des droits et avantages des populations (I). Les secondes portent sur les mécanismes venant assurer le respect de ces droits (II).

I – La difficile identification des droits et avantages

S’il apparaît que les avantages prévus pourront bénéficier véritablement à la communauté détentrice des connaissances traditionnelles (B), le dispositif pourrait perdre une part de son intérêt compte-tenu d’un champ d’application qui apparaît trop circonscrit (A).

A – Un champ d’application trop circonscrit

Il ressort de l’article 7 du protocole de Nagoya que chaque Partie prend « les mesures appropriées pour faire en sorte que l’accès aux connaissances traditionnelles associées aux ressources génétiques détenues par les communautés autochtones et locales soit soumis au consentement préalable donné en connaissance de cause ou à l’accord et à la participation de ces communautés autochtones et locales, et que des conditions convenues d’un commun accord soient établies ». Mais au-delà du principe, il apparaît que le champ d’application du dispositif établi par le protocole de Nagoya reste imprécis car il dépend largement de la définition qui sera donnée à la fois des communautés autochtones et locales et des connaissances traditionnelles. Or, sur ce point, on peut souligner déjà une divergence au moins sémantique entre la Charte de Guyane et le projet de loi sur la biodiversité. En effet, alors que la première, reprenant les termes du protocole, indique que « le Parc amazonien de Guyane est un espace habité par des communautés autochtones et locales dont les modes de vie interagissent avec leur environnement naturel »[14], le terme de « communautés autochtones » a été écarté du projet de loi au bénéfice de l’expression plus neutre de communautés d’habitants. Ce choix sémantique n’a pas lieu de surprendre dans la mesure où traditionnellement la France a du mal à accepter tout aménagement de l’unité républicaine et donc à admettre la diversité des éléments constitutifs de sa population[15]. C’est ce même constat qui l’amène d’ailleurs à rejeter l’application du régime des minorités nationales sur son territoire[16]. Surtout, la définition de ces communautés qualifiées comme étant celles « qui tire[nt] traditionnellement [leurs] moyens de subsistance du milieu naturel et dont le mode de vie présente un intérêt pour la conservation et l’utilisation durable de la biodiversité » semble trop réductrice. En effet, définir ces communautés comme étant celles qui tirent traditionnellement leurs moyens de subsistante du milieu naturel peut conduire à écarter un grand nombre de communautés du dispositif en raison de leur intégration croissante à la vie moderne[17]. De fait, « si cette expression renvoie à des communautés dont les moyens de subsistance sont principalement la chasse, la pêche et la cueillette selon des méthodes traditionnelles (par opposition aux méthodes « modernes » – mais où commence la modernité ?), elle constitue une vision passéiste des communautés autochtones et discriminatoire pour certaines d’entre elles » parce que « du fait de la colonisation et des transformations sociales, certaines communautés ne sont pas installées en marge de la société « moderne » française et ne tirent pas (en tout ou partie) leurs moyens de subsistance de leur milieu naturel environnant »[18]. Plutôt que de les réduire à une image archaïque de chasseurs-cueilleurs, il aurait été plus opportun de se limiter à la seconde partie de la définition qui en faisant référence à des communautés dont le mode de vie « présente un intérêt pour la conservation et l’utilisation durable de la biodiversité » présente celles-ci sous un aspect à la fois responsable et moderne, c’est-à-dire respectueux du développement durable.

Quant aux connaissances traditionnelles elles ne sont pas définies par la Charte du parc de Guyane, laissant planer plusieurs interrogations sur la nature des connaissances susceptibles d’ouvrir un droit à l’APA. Fort heureusement le projet de loi est cette fois-ci beaucoup plus précis sur ce point. Ainsi, sont visées des « connaissances et pratiques relatives aux propriétés génétiques ou biochimiques de cette ressource, à son usage ou à ses caractéristiques, et qui sont détenues de manière ancienne et continue par une ou plusieurs communautés d’habitants », ainsi que « les évolutions de ces connaissances et pratiques lorsqu’elles sont le fait de ces communautés d’habitants ». Cette définition a pour effet d’exclure du régime de l’APA les connaissances qui porteraient uniquement sur la localisation de ces ressources. De même, une communauté qui se limiterait à fournir des guides pour aider des scientifiques à circuler sur un territoire ne pourrait pas, par la seule connaissance de la topologie des lieux, revendiquer le partage des avantages tirés des découvertes issues d’une telle expédition… On peut néanmoins s’interroger sur la pertinence de la référence à des connaissances « détenues de manière ancienne et continue » en ce sens que, sans aucune justification, elle vient priver du bénéfice de l’APA des connaissances qui seraient récentes. De plus, cette condition pourrait être source de difficultés supplémentaires pour justifier de l’existence de telles connaissances traditionnelles.

Un aspect plus favorable pour les communautés vient du fait que le projet de loi prévoit également que les connaissances traditionnelles susceptibles d’être prises en compte sont non seulement des informations que pourraient collecter les utilisateurs directement auprès de ces populations mais également celles obtenues par le biais d’une publication. Il en est ainsi des informations qui ont été obtenues par des ethnobotanistes ou des biologistes et qui peuvent intéresser bien des années après des utilisateurs pour en faire un usage industriel. Malgré l’écoulement du temps, le lien entre la communauté d’habitants détentrice initiale de ce savoir et l’utilisateur final demeure, obligeant ce dernier à respecter les règles de l’APA à l’égard de la première. Néanmoins, le projet de loi limite cette portée en procédant à une double exclusion. D’une part ne seront pas prises en compte « les connaissances traditionnelles associées à des ressources génétiques ne pouvant être attribuées à une ou plusieurs communautés d’habitants ». Il faut sans doute voir ici de la part du législateur la volonté de privilégier des procédures qui ne soient pas trop contraignantes et d’éviter que l’accès aux ressources biologiques ne soit ralenti ou entravé par la difficulté à identifier les communautés traditionnelles détentrices de ces savoirs. D’autre part, le projet de loi écarte également des bénéfices de l’APA « les connaissances traditionnelles associées à des ressources génétiques dont les propriétés sont bien connues et ont été utilisées de longue date et de façon répétée en dehors des communautés d’habitants qui les partagent ». Cette solution a pu être critiquée en ce sens qu’elle vient « valider tout un ensemble de recherches qui ont consisté dans le pillage et l’exploitation des connaissances traditionnelles, avant et après l’entrée en vigueur de la CDB en 1993 »[19].

B – Des communautés véritables bénéficiaires des avantages

Une fois identifiées les connaissances traditionnelles relevant de ce régime, reste à définir la nature des avantages susceptibles d’être accordés. Or, sur ce point, la rédaction de la Charte du parc laisse planer un certain doute. Il en ressort en effet que « les avantages découlant de l’utilisation et de la commercialisation des ressources génétiques ainsi que des connaissances traditionnelles associées aux ressources tant génétiques que biologiques, sont partagés de manière équitable entre l’ensemble des parties concernées. Ce partage est soumis à des conditions convenues d’un commun accord, matérialisées par une convention soumise à l’autorisation et à la signature du président de région ou son délégué »[20]. La référence à l’ensemble des parties pose un réel problème juridique car celles-ci ne sont pas clairement identifiées. Outre la partie qui fait la demande d’accès, le ou les autres signataires ne sont pas précisés. Il est simplement fait mention du président du Conseil régional qui a le pouvoir d’autoriser et signer ladite convention. A aucun moment il n’est donc indiqué que la communauté autochtone ou locale est partie à cette convention et pour cause : ces communautés n’ont pas d’existence juridique en droit interne en ce sens qu’elles ne bénéficient d’aucune personnalité juridique qui permettrait de les représenter en tant que telles. S’il ne fait pas de doute cependant que la communauté autochtone doit bénéficier de ce partage des avantages, le rôle du parc, de la région et de la communauté détentrice des connaissances n’est pas explicité et la frontière entre avantages au bénéfice du territoire de la Guyane ou du Parc et avantages au bénéfice de la Communauté n’est pas clairement identifiée. La Charte se contente en effet d’indiquer que l’accès aux ressources biologiques « dès lors que cet accès concerne les connaissances traditionnelles qui y sont associées » est « soumis au consentement préalable, libre et informé et à la participation des dépositaires des connaissances des communautés autochtones et locales concernées »[21]. Si cette participation permet de supposer que la communauté sera concernée par le partage des avantages, elle ne précise pas à quelle hauteur ?  Cette formulation ne permet pas de savoir si la communauté est l’unique bénéficiaire, le principal bénéficiaire ou simplement un bénéficiaire à une hauteur qu’il convient librement de définir de ces avantages. Ainsi, en se contentant de reprendre la formule laconique du protocole de Nagoya sur « la participation de ces communautés autochtones et locales », la Charte ne répond pas à une question pourtant essentielle[22].

En revanche, ce doute est clairement levé par le projet de loi qui indique explicitement que « les avantages découlant de l’utilisation des connaissances traditionnelles associées aux ressources génétiques sont affectés à des projets bénéficiant directement aux communautés d’habitants concernées ». Seule la communauté apparaît ici comme bénéficiaire desdits avantages. Il apparaît de ce fait que l’établissement des liens entre des connaissances traditionnelles dont serait détentrice une communauté et l’exploitation nouvelle d’une ressource biologique représentera un enjeu très important. Or, à ce titre, la polémique récemment née en Guyane à propos du dépôt par l’Institut de Recherche pour le Développement (IRD), établissement public français à caractère scientifique et technologique, d’un brevet concernant une molécule pour lutter contre le paludisme est tout à fait symptomatique des possibles contentieux de demain[23]. La molécule en cause est en effet issue du couachi, une plante traditionnelle en Guyane dans les jardins créoles. Or, l’IRD est accusé de biopiraterie pour n’avoir prévu aucun partage des avantages avec la population locale dont les connaissances traditionnelles auraient pourtant contribué à cette avancée scientifique. Cette accusation est d’autant plus intéressante qu’elle ne concerne pas un grand groupe pharmaceutique motivé par des objectifs mercantiles mais un organisme de recherche qui, sur la base d’une approche interdisciplinaire, contribue à apporter des réponses aux enjeux de développement des pays du Sud. L’IRD n’a par ailleurs pas manqué d’apporter un certain nombre d’arguments pour se défendre[24], soulignant que ce dépôt de brevet n’offre à ce jour aucune perspective certaine d’exploitation commerciale dans la mesure où il n’est pas garanti que ce brevet puisse effectivement déboucher un jour sur la mise sur le marché de nouveaux médicaments pour lutter contre le paludisme. Par ailleurs, il convient de souligner que cette polémique est née alors même qu’aucun dispositif d’APA ne s’imposait, les informations obtenues par l’IRD ayant été obtenues en dehors du Parc national de Guyane. Pour autant, cette polémique a conduit l’IRD à proposer aux autorités guyanaises un protocole qui garantirait « l’information et la sensibilisation des communautés d’habitants à la démarche scientifique à la base de ce projet de recherche, son évolution et ses enseignements » et prévoirait « un engagement commun de garantir des conditions logistiques et de prix permettant l’accès des populations concernées à un éventuel nouveau médicament antipaludique qui serait issu de ce brevet » [25]. On voit à travers cet exemple les enjeux et les sensibilités qui ont été exacerbés sur cette question.

II – Des mécanismes incertains pour garantir le respect des droit

Innovant dans ces principes, le partage des avantages tirés des connaissances traditionnelles au bénéfice des populations autochtones pose des questions sur l’efficience d’un tel dispositif. Plus particulièrement, vient se poser la question de l’implication réelle des communautés d’habitant dans ce régime (A) ainsi que celle des contrôles pour assurer le respect de ces règles (B).

A – L’implication indirecte des communautés d’habitant

Reconnues dans leurs droits, les communautés détentrices de connaissances traditionnelles ne maîtrisent pas pour autant toute la procédure du mécanisme de l’APA en ce sens qu’elles n’y sont associées qu’indirectement. Qu’il s’agisse de la Charte du parc de Guyane ou du projet de loi, on a déjà souligné que la communauté n’apparaît que comme un bénéficiaire du régime d’APA mais n’est pas juridiquement partie prenante à l’accord qui est conclu. Ce n’est pas elle qui négocie directement avec le demandeur ni elle qui délivre l’autorisation officielle. Enfin, comme il a été vu, la communauté n’est pas non plus partie prenante au contrat de partage des avantages. Dans le cadre du parc de Guyane, ces prérogatives relèvent du Conseil territorial de Guyane ou de son président. Il en est de même dans le projet de loi qui prévoit de confier ces missions à une personne morale de droit public qui, dans chaque collectivité où sont présentes des communautés d’habitants, sera chargée de consulter les communautés détentrices de connaissances, de négocier et signer le contrat de partage des avantages avec l’utilisateur et, en tant que de besoin, de gérer les biens dévolus en application du contrat. C’est donc au final cette autorité administrative qui détient le pouvoir d’accorder ou refuser, en partie ou en totalité, l’utilisation des connaissances traditionnelles. Le projet de loi prévoit que les collectivités d’outremer qui en font la demande peuvent exercer le rôle de l’autorité administrative. Ainsi, pour la Guyane, le Conseil territorial devrait conserver cette prérogative s’il en fait la demande.

 

Pour autant, concernant le Parc amazonien, lorsque des connaissances traditionnelles sont en cause, aucune autorisation ne peut être délivrée sans le consentement préalable, libre et informé des dépositaires des communautés autochtones et locales des territoires. Cette phase est donc cruciale dans la reconnaissance des droits. Concernant le projet de loi, la formulation est moins explicite puisqu’il y est seulement mentionné que le procès-verbal de cette consultation doit intégrer « le déroulement de la consultation et son résultat, tant sur le consentement préalable à l’utilisation des connaissances que, lorsque les parties sont parvenues à un point d’accord, sur le partage des avantages découlant de cette utilisation ». Il est clairement fait référence à un consentement et non pas à un simple avis consultatif et de ce fait on voit difficilement comment l’autorité administrative en charge de délivrer l’autorisation pourrait passer outre la position officielle exprimée par les représentants de la population autochtone. Le protocole de Nagoya apparaît en effet explicite sur ce point, puisqu’il y est clairement dit que les Etats doivent faire en sorte que « l’accès aux connaissances traditionnelles associées aux ressources génétiques détenues par les communautés autochtones et locales soit soumis au consentement préalable donné en connaissance de cause ou à l’accord et à la participation de ces communautés autochtones et locales »[26].

 

Mais si le principe de l’accord de la communauté apparaît comme indispensable, ce sont les modalités d’obtention de cet accord qui peuvent faire débat. En effet, tout comme pour le parc de Guyane, le projet national prévoit que c’est l’autorité administrative qui reste maitresse de la procédure de consultation en ce sens que c’est elle qui constate au sein de la communauté l’existence de « structures de représentation pertinentes pour se prononcer sur l’utilisation des connaissances traditionnelles ». On peut donc envisager des hypothèses où la personne morale pourra privilégier délibérément une structure représentative plutôt qu’une autre sur des critères politiques. De même, il appartient à la personne morale de définir et procéder à l’information adaptée de la communauté. Or, il va de soi que la façon de présenter une information peut influer sur la position qui sera prise ensuite par la communauté consultée. Enfin, dans l’hypothèse où l’accord prévoit des avantages financiers, il est encore nécessaire de passer par cet intermédiaire qu’est la personne morale en charge de l’APA car c’est elle qui en assure la gestion et la dévolution au profit de la ou des communautés d’habitants concernées. Ces avantages font alors l’objet d’une comptabilité séparée et ne peuvent être affectés qu’à des projets bénéficiant directement à cette ou ces communautés d’habitants concernées et ce pendant toute la durée prévue au contrat. Cette personne morale est de fait la garante du respect des obligations sur la nature des partages accordés à la communauté d’habitants bénéficiaire. En effet, ce rôle central de l’administration peut être compris comme traduisant la volonté d’assurer l’effectivité de ces droits en évitant une relation directe qui pourrait s’avérer très déséquilibrée entre un laboratoire très puissant et une communauté autochtone qui risquerait de se trouver abusée dans ses droits, faute de maîtriser tous les éléments d’un tel processus. Pour autant, la maîtrise totale de cette procédure de consultation par l’administration qui fait office d’écran entre la communauté détentrice du savoir et le futur utilisateur de ces connaissances suscite l’hostilité d’une organisation comme l’Organisation des Nations Autochtones de Guyane (ONAG) qui y voit un procédé qu’elle qualifie de colonialiste[27].

B – Les doutes relatifs aux mécanismes de contrôle

Enfin, l’efficience de ce dispositif repose en grande partie sur les contrôles qui pourront être effectués. Or, dans le cadre de l’Union européenne, si la détermination des règles de partage des avantages relève de la compétence nationale des Etats membres, les mécanismes visant à contrôler le respect des règles de l’APA relèvent de cette première. De fait, un règlement européen du 16 avril 2014[28] est venu définir ces règles. Une fois adopté, l’Union a pu procéder, le 16 mai 2014, à l’approbation du protocole de Nagoya[29]. Si ce règlement constitue une incontestable avancée en faveur du respect de l’APA, il convient de regretter que ce dernier « ne propose aucune définition de l’utilisation des connaissances traditionnelles associées, ce qui souligne à la fois le peu d’attention dont les communautés autochtones font l’objet dans le règlement, mais aussi le manque d’expertise de l’UE en la matière » [30]. Malgré cette faible prise en compte de la problématique des communautés autochtones dans le règlement, deux mécanismes repris dans le projet de loi sur la biodiversité devraient néanmoins permettre d’exercer un minimum de contrôle.

D’abord, il est prévu pour chaque dépôt de demande de brevet ou d’autorisation de mise sur le marché européen que cette demande soit transmise à une autorité compétente chargée de vérifier que le demandeur a bien respecté les règles relatives aux procédures d’APA, ce qui comprend les droits des communautés autochtones. Faute d’avoir respecté ces règles, l’autorisation ne sera pas accordée au demandeur[31]. Quant au non-respect des règles de l’APA, l’article 20 du projet de loi prévoit de le punir d‘un an d’emprisonnement et de 150 000 € d’amende, montant pouvant atteindre un million d’euros lorsque l’utilisation des ressources génétiques ou des connaissances traditionnelles a donné lieu à une utilisation commerciale. Cette peine peut enfin être complétée d’une interdiction de solliciter pendant cinq ans les dispositifs de l’APA.

Quant au second régime prévu par le règlement européen, il concerne les règles applicables aux collections. De nombreuses connaissances émanent en effet de la constitution de collections issues non seulement des laboratoires faisant de la recherche appliquée à des fins commerciales, mais aussi d’organismes de recherche fondamentale, sans perspective d’application concrète ou de valorisation industrielle. Quelles qu’elles soient, ces collections font partie des ressources pouvant intéresser les utilisateurs à des fins de valorisation. Il s’agit même en Europe de la principale source fournissant des ressources génétiques. Certaines de ces collections sont remarquables. Il en est ainsi de celles du Muséum national d’histoire naturelle qui gère à lui seul une centaine de collections comprenant plus de soixante millions de spécimens de matériel génétique ou minéral, de l’Institut national de recherche agronomique (INRA) qui depuis cinquante ans a constitué des collections de ressources génétiques végétales, microbiennes et animales ou encore de l’Institut Pasteur qui détient environ 15 000 souches de microorganismes pathogènes (virus, bactéries, champignons microscopiques…)[32]. Or, l’exploitation d’éléments issus de ces ressources pose problème quant à l’établissement des règles de l’APA, et notamment pour ce qui touche aux liens pouvant exister entre ces échantillons et des connaissances traditionnelles auxquels ils seraient associés. Or, sur ce point, l’établissement d’un registre officiel les collections par l’Union européenne vient au moins partiellement répondre à cette difficulté[33]. L’idée générale est qu’en s’approvisionnant auprès d’une collection inscrite au registre officiel, l’utilisateur de ces ressources bénéficiera de garanties importantes quant au respect des règles de l’APA. En effet, une collection ne peut être inscrite à ce registre que si son détenteur est en mesure de justifier de la provenance et l’origine des échantillons de ces collections et que cette détention se fait dans le respect des règles fixées par le protocole de Nagoya. Pour ce qui est du partage des avantages résultant de nouvelles utilisations de ressources génétiques issues de sa collection, tout dépend de la date à laquelle y est rentrée ladite ressource. Si celle-ci était présente antérieurement à l’entrée en vigueur de la convention, le détenteur de la collection peut seul bénéficier du partage des avantages découlant d’une utilisation nouvelle de la ressource. A l’inverse, « pour les ressources génétiques entrées dans les collections après l’entrée en vigueur de la CDB, le partage des avantages résultant d’une utilisation nouvelle est réalisé en tenant compte, si le prélèvement a été fait à l’étranger, des règles de partage des avantages fixées par les législations des Etats parties à la convention sur la diversité biologique ayant ratifié le protocole de Nagoya », ce qui vient réduire de façon notable le champ d’application du dispositif.

De toute évidence, malgré des mécanismes de contrôle, garantir les droits de communautés autochtones en cas d’exploitation de ressources traditionnelles ne sera pas simple, d’autant que dans la pratique le schéma par lequel un bénéficiaire se procure auprès d’un fournisseur des ressources génétiques et définit avec lui un partage des avantages est un plan simple qui ne correspond pas toujours à la réalité. Dans les faits, il y a souvent entre l’utilisateur final et le fournisseur de multiples intermédiaires qui pour certains se contenteront d’exercer une action de collecte, mais qui parfois aussi pourront procéder à des premières transformations. De plus, dans certains cas une même ressource pourra faire l’objet de transformations par plusieurs utilisateurs finaux à des usages divers. De ce fait, établir un lien entre le médicament mis sur le marché, ou le principe actif faisant l’objet d’un brevet et la connaissance traditionnelle qui a contribué à ce médicament ou ce brevet ne sera pas toujours aisé à établir. Compte-tenu de ces nombreuses difficultés, il est à craindre que ce régime d’APA ne dépasse guère le cap d’une reconnaissance symbolique des droits de communautés autochtones quant à l’utilisation industrielle de leurs connaissances traditionnelles.

[1] Entrée en vigueur le 29 décembre 1993, la Convention a été ratifiée par 196 Etats. Seuls les Etats-Unis et l’Etat du Vatican sont signataires sans avoir ratifié la convention. https://www.cbd.int/.

[2] Il s’agit des lignes directrices adoptées à Bonn en octobre 2001par la conférence des parties relative à la convention sur la biodiversité. Le projet de texte a ensuite été adopté, avec quelques modifications, par la Conférence des Parties à la Convention lors de sa sixième réunion, à La Haye, en avril 2002. https://www.cbd.int/doc/publications/cbd-bonn-gdls-fr.pdf.

[3] Protocole sur l’accès aux ressources génétiques et le partage juste et équitable des avantages découlant de leur utilisation relatif à la convention sur la diversité biologique. Voir Thomas Burelli, Faut-il se réjouir de la conclusion du protocole de Nagoya ?, Revue juridique de l’environnement 2012-1, p. 45.

[4] https://www.cbd.int/abs/nagoya-protocol/signatories.

[5] Il s’agit des espaces continentaux, atlantiques, alpins et méditerranéens. Seul le milieu boréal ne concerne pas la France. http://inpn.mnhn.fr/informations/biodiversite/france.

[6] UICN France & MNHN (2014). La Liste rouge des espèces menacées en France – Contexte, enjeux et démarche d’élaboration. Paris, France.

[7] Projet de loi pour la reconquête de la biodiversité, de la nature et des paysages (DEVL1400720L).

[8] Articles 18 à 26 du projet de loi, venant créer principalement les nouveaux articles L 412-3 et suivants du Code de l’environnement.

[9] En Polynésie française c’est la loi du pays n° 2012-5 du 23 janvier 2012 relative à l’accès aux ressources biologiques et au partage des avantages résultant de leur valorisation qui s’applique. Elle prévoit que les avantages issus la valorisation des ressources biologiques, de leurs dérivés ou des connaissances traditionnelles associées, sont partagés entre l’utilisateur et la Polynésie française. Lorsque les ressources sont issues d’un terrain privé ou si le détenteur des connaissances traditionnelles est identifié, la loi du pays prévoit que le propriétaire foncier ou le détenteur des connaissances bénéficieront du partage des avantages qui peut prendre une forme monétaire ou non monétaire. De même, en Nouvelle Calédonie, la province Sud s’est dotée d’un régime d’APA par une délibération 06-2009 du 18 février 2009 relative à la récolte et à l’exploitation des ressources biochimiques et génétiques (Articles 311 à 315 du code de l’environnement de la province Sud) qui fixe les règles d’accès aux ressources naturelles sauvages ainsi qu’à leurs dérivés génétiques et biochimiques et leur utilisation et prévoit un partage des avantages en faveur de la province et des propriétaires des sites prospectés. Un dispositif d’APA est également en préparation dans la Province Nord.

[10] Céline Castets-Renard, « La protection et la valorisation juridique de la biodiversité de la Caraïbe et des Guyanes : propriété intellectuelle et dispositif APA », VertigO – la revue électronique en sciences de l’environnement [En ligne], hors-série 14, septembre 2012. URL : http://vertigo.revues.org/12368.

[11] Décret n° 2007-266 du 27 février 2007 créant le parc national dénommé  » Parc amazonien de Guyane « .

[12] Article L. 331-15-6 du Code de l’environnement.

[13] La création a été décidée par une loi n°2006-436 du 14 avril 2006 modifiée en 2011, mais qui n’a été effective qu’avec l’adoption de sa Charte approuvée par le décret n° 2013-968 du 28 octobre 2013 portant approbation de la charte du parc amazonien de Guyane.

[14] Page 40 de la Charte.

[15] L’article 2 de la Constitution du 4 octobre 1958 fait en effet de la  France « une République indivisible » ce qui avait conduit le Conseil constitutionnel en 1991 à déclarer inconstitutionnelle la référence dans un projet de loi au « peuple Corse, composante du peuple français », Décision n° 91-290 DC du 9 mai 1991. Malgré les avancées notamment issues de l’article 8 de la loi constitutionnelle n° 2003-276 du 28 mars 2003 relative à l’organisation décentralisée de la République qui introduit un nouvel article 72-3 dans la Constitution qui dispose désormais que « la République reconnaît, au sein du peuple français, les populations d’outre-mer, dans un idéal commun de liberté, d’égalité et de fraternité », les réflexes unitaires persistent.

[16] En ce sens, la France a interprété l’article 27 du Pacte international sur le droit civil et politique, article relatif aux minorités nationales, comme n’ayant pas lieu d’être évoqué sur son territoire. Suivant la même logique, la France n’est pas partie à la Convention-cadre pour la protection des minorités nationales du 1er février 1998 adoptée dans le cadre du Conseil de l’Europe.

[17] Sur les droits des populations amérindiennes de Guyane, on peut voir Geoffroy Filoche, Les Amérindiens de Guyane française, de reconnaissances disparates en bricolages juridiques. L’exemple des Kali’na d’Awala-Yalimapo, in Journal de la Société des Américanistes 2011, 97-2, p. 343-368.

[18] Thomas Burelli, « La France et la mise en œuvre du protocole de Nagoya », VertigO – la revue électronique en sciences de l’environnement [En ligne], volume 14 n°2, septembre 2014, mis en ligne le 16 septembre 2014. URL : http://vertigo.revues.org/15101.

[19] Thomas Burelli, ibidem.

[20] Charte du parc, Orientations…, point 3.

[21] Charte du parc amazonien de Guyane, Orientations de la charte pour l’accès aux ressources génétiques et leur utilisation, point 2, p. 142. Document approuvé par décret n° 2013-968 du 28 octobre 2013, paru au JORF n° 0253 du 30 octobre 2013.

[22] L’article 7 du protocole de Nagoya.

[23] Voir par exemple Martine Valo, Un institut français accusé de « piller » les savoirs traditionnels, in quotidien Le Monde, 1er février 2016.

[24] Pour l’argumentaire de défense de l’IRD, voir sur son site internet : https://www.ird.fr/toute-l-actualite/actualites/actualites-generales/lutte-contre-le-paludisme-les-recherches-de-l-ird-sur-le-quassia-amara-en-guyane.

[25] http://www.la1ere.fr/2016/02/06/brevetage-d-une-molecule-l-ird-propose-la-guyane-un-partage-des-avantages-329171.html.

[26] Article 7 du protocole.

[27] Les peuples autochtones de Guyane réclament une meilleure représentation, in France Liberté – Fondation Danielle Mitterrand, 18/02/2016, http://www.france-libertes.org/ONAG.html.

[28] Règlement (UE) n° 511/2014 du Parlement européen et du Conseil du 16 avril 2014 relatif aux mesures concernant le respect par les utilisateurs dans l’Union du protocole de Nagoya sur l’accès aux ressources génétiques et le partage juste et équitable des avantages découlant de leur utilisation.

[29] Décision 2014/283/UE du Conseil du 14 avril 2014 concernant la conclusion, au nom de l’Union européenne, du protocole de Nagoya sur l’accès aux ressources génétiques et le partage juste et équitable des avantages découlant de leur utilisation relatif à la convention sur la diversité biologique.

[30] L’Union européenne et la mise en œuvre du protocole de Nagoya. Faut-il se réjouir de l’adoption du règlement n°511 /2014 ?, Thomas Burelli, Revue juridique de l’environnement 2015 n° 153(3), p. 450.

[31] Article 4 du Règlement (UE) n° 511/2014.

[32] Voir Etude d’impact de la loi sur la biodiversité, p. 81-82.

[33] Article 5 du Règlement (UE) n° 511/2014.